Levées de fonds : ça tangue fort pour les startups de Nouvelle-Aquitaine

TÉMOIGNAGES. Moins de dossiers financés et des valorisations révisées à la baisse pour ceux qui arrivent à lever des fonds. À Bordeaux comme ailleurs, les nouvelles règles de financement bousculent l'écosystème des startups au point d'en envoyer plusieurs au tapis. Dernière en date : l'emblématique medtech Lucine qui se trouve en grande difficulté. La Tribune revient sur l'ampleur du phénomène et les solutions alternatives.
Très dynamique depuis dix ans, l'écosystème des startups fait face à un défi inédit sur le plan du financement.
Très dynamique depuis dix ans, l'écosystème des startups fait face à un défi inédit sur le plan du financement. (Crédits : Agence APPA)

« Si vous n'avez pas en trésorerie de quoi tenir au moins neuf mois, vous aurez des problèmes... », lâche Ludivine Romary, dont la startup MyEli a été liquidée le 6 août dernier. « Mais peu de startups disposent aujourd'hui de neuf mois de trésorerie, beaucoup de boîtes vont disparaître. Le changement de paradigme est d'une violence sans nom : un fonds sur deux ne prend pas de nouveaux dossiers », témoigne un autre entrepreneur bordelais qui travaille d'arrache-pied à boucler une nouvelle levée de fonds : « Les conditions ont radicalement changé : il faut être rentable, en croissance et faire de l'impact mais, même avec ça, c'est très compliqué... », poursuit-il. Une réalité à laquelle sont confrontées de très nombreuses startups de la région bordelaise et de Nouvelle-Aquitaine. Après avoir levé des fonds il y a deux ou trois ans, elles cherchent à se refinancer en vain sur un marché du capital-risque qui s'est profondément transformé depuis 18 mois.

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Lucine risque de déposer le bilan

Depuis un an, plusieurs ont déjà disparu ou été reprises à la barre du tribunal de commerce dont des startups marquantes de la première génération de la French Tech : Jechange, Sunday, Marbotic, Kazoart, MyEli, Lumm, MyTwiga. D'autres se retrouvent actuellement en redressement judiciaire comme Babyride, Ethypik et, surtout, la medtech Lucine. L'entreprise fondée et pilotée par Maryne Cotty-Eslous développe des outils innovants de thérapies numériques, nourrissant de grandes ambitions. Placée en redressement judiciaire en juillet, elle pourrait déposer le bilan malgré un projet porteur, celui de la lutte contre les douleurs chroniques et l'endométriose, mais visiblement encore trop en avance sur le marché. L'entrepreneure ne souhaite pas s'exprimer sur la procédure en cours mais, après avoir levé 5,5 millions d'euros en 2020, Lucine n'a pas été en mesure de se refinancer et se retrouve en grande difficulté.

C'est précisément ce segment qui souffre le plus : celui des startups cherchant à boucler une série B et qui découvrent une nouvelle réalité. Soit il n'y a plus de financement, soit la valorisation de leur entreprise a tellement baissé que lever des fonds revient à céder la quasi-totalité du capital. « Les levées pour des phases d'accélération et développement sont difficiles avec un baisse globale des valorisations et des conditions très différentes du deal initial. Certains en subissent les pots cassés », confirme Philippe Métayer, le directeur général de la French Tech Bordeaux.

SÉRIE. Changement de paradigme pour les levées de fonds

Cet article est le premier d'une série en trois volets sur les nouvelles conditions de financement de startups à Bordeaux et en Nouvelle-Aquitaine publiée par La Tribune du 6 au 9 novembre :

« Tout est allé très vite »

Pour certaines startups, le changement de paradigme a été brutal alors même que les délais pour boucler une levée de fonds dépassent désormais les neuf à douze mois voire davantage. Malgré un boom des ventes après son passage dans « Qui veut être mon associé ? » en janvier, le bijou connecté MyEli est de l'histoire ancienne : « On a perdu beaucoup de temps, d'énergie et d'argent au printemps pour tenter de boucler une deuxième levée mais le retournement de la conjoncture a tout arrêté », retrace la cheffe d'entreprise. MyEli n'était pas rentable et n'avait absolument pas la trésorerie pour tenir 18 mois. « Le board n'a pas voulu suivre, les plateformes de financement participatif non plus. J'ai donc décidé de fermer la boîte et de vendre le stock, le site et la marque », continue Ludivine Romary, qui, à seulement 28 ans, a déjà rebondi à la direction de Dayzee, une toute jeune startup d'accompagnement à la biodiversité.

Ludivine Romary MyEli

Ludivine Romary et MyEli concevaient et vendaient un bijou connecté pour sécuriser les femmes. (crédits : MyEli)

L'histoire est similaire pour Lumm, une plateforme en Saas créée en 2020 pour accompagner des entreprises dans le bien-être mental de leurs salariés. Là-encore, malgré les 600.000 euros levés fin 2021 et 200.000 euros de revenus annuels, la startup de huit salariés n'était pas rentable. Et elle a vu nombre de clients renoncer à leurs budgets RSE à cause de l'inflation et de la crise énergétique : « On était de moins en moins sexy quand les fonds étaient, eux, de plus en plus exigeants sur les perspectives de rentabilité. Les courbes se sont croisées et l'histoire s'est arrêtée », explique avec lucidité Julien Alart, reconnaissant « une différenciation insuffisante sur un marché croissant mais très concurrentiel ». En effet, alors que deux concurrents réussissaient des levées significatives - Moka-Care (15 millions d'euros en mai 2022) et Teal (10 millions d'euros en août 2023) - la liquidation de Lumm a été prononcée le 26 juillet. « La teneur des discussions avec les fonds a changé rapidement avec une demande de rentabilité qui est somme toute logique... », observe l'entrepreneur qui s'est relancé avec Jaab, une entreprise de conseil... en rentabilité !

« Au lieu d'investisseurs, nous cherchons un repreneur »

« Le schéma où plusieurs investisseurs se battent pour entrer au capital quitte à surpayer, c'est terminé pour la plupart des dossiers », assène Axel Champeil, le président de l'association BPFT (Bordeaux place financière et tertiaire). Fini donc l'emballement du capital-risque initié en 2020 : dans les nouvelles règles du jeu qui se déploient depuis un an, seuls les meilleurs dossiers peuvent espérer s'en sortir : « Quand un fonds soutenait dix dossiers au cours des années précédentes, il n'en financera que trois en 2023 », confirme Laurent Babin, vice-président de BPFT. « L'idée générale c'est de se concentrer sur la rentabilité mais, surtout, sur le client et ses besoins. La priorité des startups doit être d'avoir des clients. Des notions qui avaient un peu trop cédé la place à une approche centrée sur le produit », observe également Philippe Métayer tandis que Bérenger Delmas, le nouveau président d'Aquiti Gestion, évoque « un examen des dossiers qui prend plus de temps et une exigence claire de profitabilité à court terme pour rémunérer la prise de risque des investisseurs. »

Babyride

Babyride fabriquait des poussettes en France, dans un rayon de 150 kilomètres autour d'Anglet. (crédits : Babyride)

Pour Pierre-Yves Batté, l'histoire n'est pas terminée mais son entreprise de fabrication française de poussettes Babyride est, elle-aussi, en redressement judiciaire depuis juillet. « Au lieu d'investisseurs, nous cherchons désormais un repreneur... Plus que le développement de notre produit, la recherche de fonds s'est révélée la tâche la plus importante et prenante. Nous avons investi un million d'euros, mais il en faudrait autant pour développer nos ventes », raconte-t-il. Après 18 mois de recherche infructueuse, l'entrepreneur basé à Anglet (Pyrénées-Atlantiques), a dû se rendre à l'évidence : il n'arrivera pas à lever 500.000 euros.

« Un montant trop important pour des business angels, mais trop faible pour la plupart des fonds. Nous cochons pourtant toutes les cases : nos poussettes sont personnalisables, réparables, écoresponsables, adaptées à tous les terrains et conçues dans un rayon de 150 kilomètres autour d'Anglet », regrette Pierre-Yves Batté, espérant que son projet sera développé par un repreneur.

Envisager toutes les options possibles

D'autant que les startups en difficulté se bousculent au portillon dans des secteurs variés. Un dirigeant d'une startup industrielle installée au Pays basque confirme ainsi les difficultés malgré les discours des pouvoirs publics sur la réindustrialisation : « Nous sommes nombreux à être en recherche de fonds et plutôt dans l'urgence, puisque nous devons comme beaucoup rembourser notre PGE [prêt garanti par l'Etat], ce qui conduit à une baisse des valorisations des sociétés. Pour réussir un tour de table c'est plus que jamais une question de réseau et de chance aujourd'hui. » Heureusement pour lui, l'histoire pourrait bien se terminer grâce « au soutien d'un investisseur privé capable de convaincre d'autres investisseurs de le rejoindre ». Le bouclage de la levée de plusieurs millions d'euros est espéré pour les prochaines semaines.

Face à cette équation bien souvent insoluble, « beaucoup d'entreprises se questionnent sur leur avenir quand elles disposent d'un actif valorisable mais de seulement quelques mois de trésorerie », analyse Grégory Lefort, associé chez Héméra qui a lancé HVenture avec Benoit Droulin. Objectif ? « Accompagner les entrepreneurs dans le financement, la gestion et la cession de leurs startups. Car, oui, dans le contexte actuel il faut envisager l'option d'un adossement, d'un rapprochement ou d'un exit, voir travailler simultanément sur ces différentes possibilités. Et cela nécessite un accompagnement. » Un scénario de plus en plus fréquent au sein de l'écosystème avec, par exemple, les opérations menées ces derniers mois par Ubiwan, Go4ioT, Boby, Exelus et, sur un modèle un peu différent, Yescapa. D'autres comme Samboat ou Caramaps avaient choisi de céder leur startup au profit d'un statut de salarié il y a déjà plusieurs années, leur offrant une précieuse stabilité dans le contexte actuel.

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Quel rôle pour le financement participatif ?

L'autre solution tentante c'est le financement participatif qui a le vent en poupe depuis quelques temps. Les startups bordelaises Geev, Rematch, Bloon ou encore la Conciergerie solidaire se sont lancées. Mais, attention, il n'y a pas de miracle à attendre, prévient Alexandre Laing, le dirigeant de la plateforme bordelaise de financement participatif Tudigo :

« Beaucoup d'entreprises viennent nous voir comme plan B mais le participatif n'est pas une solution pour une boîte qui n'arrive pas à lever ! Nous avons les mêmes exigences que des investisseurs classiques : on analyse les perspectives, la dilution des fondateurs, le modèle de l'entreprise, l'adaptation au marché, le passage à l'échelle, etc. Et si ça ne nous convainc pas, on n'y va pas parce que le risque de perte est trop gros ! »

Un atterrissage courant 2024

Néanmoins, le recours au participatif peut offrir de réelles perspectives à condition d'être envisagé sérieusement et suffisamment tôt. « On n'est pas une solution de repli mais, revanche, on est plus agile, on va plus vite dans la prise de décision que les fonds de capital risque et on investit sur des tickets variables et une approche multisectorielle. Le participatif est aussi pertinent dans le cadre d'un co-investissement comme pour Le Train ou pour des levées en pré-série A de quelques centaines de milliers d'euros », poursuit Alexandre Laing.

Pour le participatif, comme pour les autres options y compris les procédures collectives, la clef est plus que jamais d'anticiper. « Quand une entreprise entre en bourse, elle doit prouver une capacité d'autofinancement de douze mois, c'est du bon sens ! Pourquoi ce serait différent pour les startups ? », interroge Axel Champeil. Malgré le contexte global, les investisseurs appellent à garder une dose d'optimisme. « Le changement de contexte cause des frictions mais des fonds continuent, comme Aquiti, à investir et l'économie régionale est résiliente », pousse ainsi Bérenger Delmas. Et Philippe Métayer, à la French Tech Bordeaux, de « dépeindre un écosystème qui se recompose plutôt qu'il ne se décompose » mettant en garde contre « la différence entre le ressenti et le réel avec un nombre de défaillances qui reste encore faible. » Tous s'attendent à une conjoncture plus stable et plus clémente pour les startups courant 2024. Il leur reste désormais à tenir jusque-là.

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Commentaires 2
à écrit le 06/11/2023 à 18:14
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"lâche Ludivine Romary, dont la startup MyEli a été liquidée le 6 août dernier. " J'ai été voir ce que c'était : « Nous étions en pleine accélération, deuxième levée de fonds en cours, une conjoncture économique catastrophique, plus le temp...

à écrit le 06/11/2023 à 9:00
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Ben tiens, encore les petits qui en bavent, par contre l'économie européenne du dumping fiscal et du dumping social se porte très bien lui, ils veulent pas embaucher du moldave à 300 balles par mois ? Ou délocaliser leur entreprise au Luxembourg ? Sa...

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