À Bordeaux, la difficile cohabitation entre activités portuaires et nouveaux quartiers de ville

ENJEUX. Au nord de Bordeaux, le grand port maritime veut maintenir des activités industrialo-fluviales aux bassins à flot, devenus un quartier résidentiel et festif. Des collectifs d'habitants pointent l'accumulation des nuisances, posant les limites du maintien d'activités productives historiques en zone urbaine. Ou quand la vision des urbanistes se confronte aux réalités de la vie quotidienne.
Maxime Giraudeau
Entre le Musée Mer Marine et l'un des Bassins à Flot, les terrains du Port font l'objet d'une guerre juridique.
Entre le Musée Mer Marine et l'un des Bassins à Flot, les terrains du Port font l'objet d'une guerre juridique. (Crédits : MG / La Tribune)

D'une zone industrialo-portuaire au quartier récréatif et culturel. En dix ans, les Bassins à Flot transfigurés. La Cité du Vin, la Base sous-marine ou encore l'iBoat font la nouvelle identité de ce faubourg branché au nord de Bordeaux, en lieu et place d'anciens chantiers navals et industries portuaires. Parmi les figures locales, des habitants agacés par les nuisances aimeraient que les dernières activités maintenues soient réduites au rang de patrimoine exposé au Musée de la Mer et de la Marine, autre adresse culturelle du bastion maritime.

Sur le parvis du musée ouvert en 2019, la défiance se lit sur les visages d'une coordination d'habitants en face du chantier de réhabilitation d'une l'ancienne halle portuaire. « Ce quartier, il a naturellement envie de se développer dans le prestige et la branchouille plus que dans les chantiers industriels », attribue Anahita Le Bourdiec, la présidente du village des péniches, une association de propriétaires d'embarcations stationnées sur l'un des bassins et porteur d'un recours contre le Port. « Réindustrialiser, on est contre », balaye carrément sa comparse Hélène Szalay. Il ne s'agit pas tant de construire une usine que de renouveler l'implantation d'activités liées à l'industrie navale. Mais le ton est donné. Ici, les activités portuaires sont accusées de propagation de « substances toxiques » à cause des activités de carénage à ciel ouvert.

Les collectifs mènent une guerre juridique au Grand port maritime de Bordeaux, porteur de projets sur près de 80.000 m2 de surface au sol au bord du bassin. La structure sous tutelle d'État veut réhabiliter l'ancienne halle Armi - du nom du chantier naval liquidé en 2019 - pour accueillir une activité de conversion des bateaux à la propulsion hydrogène. Le permis de construire demandé sur 6.500 m2 a été attaqué par les collectifs d'habitants devant le tribunal administratif de Bordeaux dans le but de le faire annuler. Le 3 avril, la juridiction a donné neuf mois au Port pour revoir sa copie car la réhabilitation, juge-t-elle, fait partie d'un projet foncier plus global qui va exiger une « évaluation environnementale au cas par cas ». La prochaine audience de cette bataille tous azimuts se tiendra le 19 juin entre les représentants des péniches et le Port devant le tribunal administratif de Bordeaux.

bassins à flot halle armi

Le chantier de réhabilitation de la halle se poursuit malgré la décision du tribunal. (crédit photo : MG / La Tribune)

Des bassins très rentables

La confrontation illustre la difficile acceptation par les riverains du maintien d'activités productives dans un quartier qui a pris vie depuis le lancement de son réaménagement au début des années 2010. Y subsistent deux formes de raboub - ces grands bassins en forme de coque de bateau - utilisés pour le carénage des embarcations de croisière et de plaisance qui naviguent sur la Garonne. « Ce qui se passe à Bordeaux est anachronique, à contre-courant de tout ce qui se fait dans les grandes capitales européennes : les zones portuaires en ville sont devenues des zones d'habitation, des endroits de sortie. Faites-le mais ailleurs, là où il n'y a pas de ville, pas d'habitants, pas d'enfants qui jouent, pas de gens qui dorment, pas de touristes en terrasse », assène Anahita Le Bourdiec.

Ces installations portuaires avec accès direct au fleuve confèrent un intérêt stratégique au foncier du port, qui ne voit pas de problème à intégrer ses projets dans les Bassins à flot du 21e siècle. « Pour moi, il n'y a aucune incompatibilité avec la présence d'habitations, clame Jean-Frédéric Laurent, directeur général du GPMB. On va développer une petite activité d'adaptation des navires à la contrainte de la décarbonation, on ne va pas produire d'hydrogène sur place ! », tempère-t-il. A la tête de 2.500 hectares d'actifs fonciers le long de l'estuaire de la Gironde et en amont, la structure ne manque pourtant pas d'espace pour se développer. Mais les équipements des bassins sont uniques et la localisation à proximité du centre-ville est une source prolifique de revenus puisque le port loue aussi ses quais au constructeur nautique CNB.

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« C'est la seule installation de réparation navale sur l'estuaire. Au-delà de cette activité essentielle, on voit qu'en terme de plaisance et de cohérence des activités, c'est un endroit qui a toute sa justification. Ces infrastructures doivent vivre si on veut continuer à développer le tourisme, la mobilité et valoriser le fleuve comme un élément patrimonial de la ville », renchérit le responsable.

Les ouvriers loin des villes

Maintenir des activités en ville à tout prix pour éviter aussi d'aller consommer du foncier ailleurs. Un nouvel adage qui s'impose de plus en plus aux aménageurs avec les réglementations sur l'artificialisation des sols (Zéro artificialisation nette et Séquence éviter-réduire-compenser). « On sait qu'on ne peut plus construire en extension sauf dans certains cas, appuie la maîtresse de conférence en urbanisme Flavie Ferchaud. C'est un vrai frein au développement des zones d'activités économiques. De ce fait, les fonciers situés dans la continuité du bâti existant font l'objet de toutes les attentions. »

La chercheuse de l'université Gustave Eiffel expose les enjeux de maintien des activités en zone urbaine dans l'ouvrage Aménager la ville productive qu'elle a co-écrit et paru en mars 2024. Deux villes ont été retenues : Rennes et Bordeaux. Pour Flavie Ferchaud, conserver des activités de fabrication, donc des emplois, en cœur d'agglomération revêt à la fois un caractère environnemental et social. « A un moment où on essaye de limiter les émissions carbone et les déplacements pendulaires, il y a un intérêt à rapprocher lieu de vie et lieu de travail. C'est une vision d'une ville qui n'est pas seulement résidentielle, commerciale et servicielle. C'est une ville où l'on ne fait pas que consommer, elles peut aussi être un lieu de travail pas seulement réservé aux cadres supérieurs », montre-t-elle.

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Un mouvement très minoritaire en France où les industries se sont éloignées des centre-ville depuis une trentaine d'années. Nuisances, enjeux touristiques, besoin de commodités, d'espaces verts ont relégué les structures productives dans les zones d'activités économiques (ZAE) en secteur périurbain. Le foncier industriel et les emplois ouvriers ont massivement muté vers des zones d'aménagement immobilier comme c'est le cas sur des grandes opérations telle qu'Euratlantique sur la métropole bordelaise. La cohabitation de bâtiments résidentiels et productifs au sein d'un même quartier est devenue une originalité à laquelle les résidents sont peu réceptifs.

« C'est une chance d'avoir un port en ville »

« L'urbanisme était fondé sur le zoning, une pratique qui consiste à délimiter des zones et les séparer en leur attribuant une fonction pour avoir une ville vivable. Dans le modèle de la ville européenne, on commence à reconsidérer la notion de mixité sociale et de mixité des fonctions, en cherchant à maintenir des activités industrielles, commerciales et artisanales là où on avait tendance à les décentrer. Les gens n'ont pas l'habitude de cette mixité car ils veulent avoir un relatif calme sur leur lieu d'habitation », décrypte Gilles Pinson, professeur en sciences politiques et en politiques urbaines à Sciences Po Bordeaux.

Un quartier multifonctions que la municipalité écologiste veut aussi promouvoir. Elle porte un projet de base dédiée à la logistique décarbonée du dernier kilomètre à proximité des bassins. « L'enjeu des Bassins à Flot, c'est de réussir la mixité fonctionnelle. Ce n'est pas de trancher noir ou blanc mais de faire cohabiter les activités, confirme Vincent Maurin, le maire de quartier. C'est une chance d'avoir un port en ville et une richesse d'avoir une activité économique liée au développement durable. On a besoin d'offrir des emplois hautement qualifiés, en lien avec de nouvelles ambitions pour la Garonne qui a besoin de renforcer son usage de transport de passagers mais aussi de marchandises. Si on a une vision globale d'intérêt général, il faut absolument qu'on arrive à concilier ces activités », martèle l'élu à La Tribune.

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Mais le besoin de végétalisation vient aussi heurter les ambitions productives. Dans une ville de pierre où l'urbanisme horizontal guide la construction, les collectifs d'habitants qui réclament des espaces verts se multiplient. Au nord des Bassins à Flot, les riverains réclament une trame verte entre les immeubles et les quais. Un parc un temps envisagé par le Programme d'aménagement d'ensemble (PAE) du quartier, restreint aujourd'hui à un jardin de 6.000 m2 sur les terrains du port. Un parc de 4 hectares est bien prévu mais à l'arrière de la bétonnante base sous-marine.

Un maximum de bars

Dans le port de la Lune, ce regain d'intérêt pour les fonciers en bord de fleuve et de bassin a été observé par l'équipe de recherche de la ville productive. « Quand nous avons conduit les entretiens, le Port réactualisait la question des baux emphytéotiques sur des fonciers qui n'étaient plus dédiés aux activités productives. Comme si à un moment donné, ils avaient tiré un trait sur l'implantation d'activités et qu'ils réfléchissaient alors à en remettre », témoigne Flavie Ferchaud. Mais sans anticiper leur conciliation avec les équipements cultures ou les lieux nocturnes qui ont fleuri depuis.

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Des lieux de vie très nombreux, avec des bars, boîtes de nuit et bateaux festifs, qui font autant l'objet de plaintes qu'elles apportent au quartier un attrait. Les établissements du genre se sont multipliés en quelques années, sur la rive sud des bassins, là aussi sur des terrains appartenant au port. Le GPMB y a accordé des baux de 99 ans à tour de bras. « On a laissé s'implanter de nombreux établissements nocturnes, regrette Vincent Maurin. Maintenant, il faut réguler cette course à l'occupation des m2 privés par les bars. Ce n'est pas simple car la pression du monde économique est très forte. »

bassins à flot

La vue générale du plan d'aménagement des Bassins à Flot. Sur le premier bassin, les bars et lieux festifs à gauche font face aux activités portuaires à droite. (crédit : Bordeaux Métropole)

Le Port a contribué à faire du quartier un haut lieu de la fête à Bordeaux, tout en cherchant le périlleux équilibre de la conciliation avec des activités productives et des immeubles résidentiels. Pas gagné. Surtout dans un quartier pointé maintes fois pour son « urbanisme libéral » où les rentes du Port ont été maximisées. « La mairie précédente parlait d'urbanisme négocié mais en réalité on a très peu contraint les promoteurs qui avaient un appétit d'accès au foncier énorme, sans réflexion sur la mixité des fonctions ni sur les espaces publics », torpille Gilles Pinson.

L'architecte en chef approuve

La réussite, ou non, de la mixité pourra véritablement être évaluée quand l'aménagement du quartier sera définitivement terminé. Celui-ci est prévu pour début 2026, avec la livraison des espaces verts et des derniers équipements publics. Une pièce manquante que Nicolas Michelin, l'architecte en chef des Bassins à Flot, tient à faire valoir. « Les espaces verts arrivent tardivement mais ils sont là !, montre-t-il. C'est un quartier très vivant, les gens sont très contents d'y habiter. Quand toutes les voiries et espaces verts seront terminées, les polémiques s'apaiseront. »

L'urbaniste, qui a mis en place l'Atelier des Bassins pour co-construire l'aménagement du quartier, défend lui aussi le maintien des activités du port. « Soit on démontait la halle Armi et ça devenait un quartier de tourisme, soit on choisissait de concilier les activités. Aujourd'hui, on limite l'activité économique à des procédés industriels qui ne sont pas nuisibles », présente-t-il. Mais jusqu'à quel point peut-on cohabiter ? Une question au cœur d'un quartier bientôt temple de la vie nocturne et de la motorisation maritime décarbonée. « Quand je vois des bateaux qui vont être réparés, je trouve que ce n'est pas un raté », signe Nicolas Michelin. « Il y a eu des moments difficiles avec le Port mais globalement en tant qu'urbaniste je trouve ça bien que l'activité portuaire perdure », conclut-il. Ce que beaucoup pourraient dire tant que ce n'est pas sous leurs fenêtres.

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Maxime Giraudeau

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Commentaire 1
à écrit le 13/06/2024 à 8:49
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Un transport de marchandise et plus généralement une activité maritime seulement à voiles résoudrait en grande parti ce problème faisant même bien mieux cela sublimerait la ville. Maintenant franchement, j'ai plein d'idées pour faire prospérer cette ...

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