Sociétés coopératives, la concordance des temps

Sophie Humbert est la gérante de l'entreprise O tempora, une Scop (société coopérative et participative) de 17 salariés installée à Bordeaux et spécialisée dans la communication. Elle signe dans La Tribune un texte pour défendre les valeurs et la capacité de résilience des Scop dans cette période inédite de crise sanitaire et économique.
Sophie Humbert, la gérante de la Scop bordelaise O tempora
Sophie Humbert, la gérante de la Scop bordelaise O tempora (Crédits : Jeremie Wach Chastel)

Les médias, les réseaux sociaux, les espaces publicitaires abondent de formules plus ou moins habitées et sincères appelant à un après qui ne serait plus l'avant, à un futur affranchi d'un passé qui a trop composé avec l'imparfait.

A les entendre et à les lire, entre ces deux polarités du temps, il y a la sensation d'une absence, le constat d'une zone blanche, celle d'un présent qui ne serait ni hier, ni demain.

L'effet de l'entre-deux de notre sas sanitaire, oscillant entre le spectre des grandes pestes et les sombres perspectives d'un modèle à bout de souffle, nous obligeant à regarder à la fois derrière et devant mais pas sous nos pieds ? Ou plus largement d'un monde qui s'inscrit entre regrets et espérances sans toujours considérer que l'avenir s'écrit dans nos actes d'aujourd'hui ?

Ici et maintenant

Les entreprises coopératives se construisent depuis plus d'un siècle sur une ambition de concordance des temps, s'attachant à conjuguer au présent leurs visions des lendemains qui chantent, tendant à aligner leurs actions comme leurs organisations actuelles sur des valeurs de démocratie, de solidarité, de responsabilité, d'égalité et d'équité.

C'est ce qu'exprime le Manifeste des Scop « Et si le monde d'après existait déjà dans le monde d'aujourd'hui ? » lancé fin avril par le réseau des entreprises coopératives.

Et c'est que défend depuis pas loin de trois décennies, celle que j'ai contribué à créer et pour laquelle j'occupe le mandat de gérante, O tempora.

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Cet ancrage dans l'ici et maintenant, qui se nourrit d'expérience et d'anticipation, qui privilégie le vécu à la promesse des jours meilleurs est porteur de sérénité pour tous ceux qui y travaillent. La sérénité qu'apportent des bases robustes, rassurantes où le contrat social repose sur la recherche du mieux et non du plus en mettant l'économie au profit de l'humain, sur l'ambition de faire vivre un collectif d'individualités sans faire le deuil du singulier dans le pluriel.

La sérénité qu'amènent le pouvoir d'agir ensemble dans une même direction choisie, comme de se regarder dans les yeux sans calcul et sans effet de posture, puisqu'il y va d'une histoire commune dont le bénéfice est pour tous.

Et pour une cohérence d'ensemble, l'intérêt général qui sert de boussole interne à l'agence est aussi ce qui conduit son action dans ses choix de thématiques et de clients. Est-ce un hasard ? une question de bon sens plutôt, dans toute l'acception de l'expression !

Une exigence en actes

Dans une Scop, société coopérative et participative, ceux qui y travaillent sont aussi à la gouvernance. Les salarié.es sont toutes et tous amenés à devenir associé.es et à entrer au Conseil d'administration, c'est statutaire. Ainsi, lorsque nous embauchons, il ne s'agit pas seulement (ce qui est déjà difficile) de choisir des compétences et un savoir-être, mais bien d'apprécier la capacité à devenir coopératrice ou coopérateur, à dépasser ses intérêts particuliers pour appréhender le bien commun. Et cela sans considération de métier, de qualifications, de parcours.

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Concrètement une personne = une voix quelle que soit sa part de capital et la gérance est élue tous les 3 ans. On est loin de la cosmétique participative !

Mais le statut ne fait pas la vertu et c'est en cheminant que nous avons taillé notre voie, se traduisant à la fois par une feuille de route co-construite et partagée, une délégation de pilotage à une gérance incarnée, la mise en œuvre d'outils pour rendre compte et lisibles l'activité comme la gestion.

Notre Scop, nous la vivons comme une sorte de copropriété de l'entreprise faite d'exigence, de débats, de lâcher-prise mais aussi d'apprentissage, de délégation, de consentement.

Par effet de capillarité, notre mode de gouvernance a dessiné une organisation du travail basée sur le libre-arbitre, la confiance et l'autonomie, sur la reconnaissance des compétences et de la possibilité de s'essayer, sur l'apprentissage permanent et le sens de l'effort.

Pas d'organigramme hiérarchique, pas d'actions commerciales, pas de pointage et de compteur temps, peu de process et de reporting, mais une cartographie des compétences et des aspirations, un fonctionnement en mode projet à géométrie variable, de la formation, des espaces et des temps de veille et d'échanges, très peu de réunions, une organisation choisie de son travail et de son temps, une régulation collective ...

Bien sûr, cela ne va pas sans peine, sans ajustements permanents, sans heurts et sans erreurs, sans frustrations parfois. Cela demande de l'exigence et du labeur, car rien n'est acquis et tout s'entretient et se cultive.

C'est aussi accepter le temps long, le « slow business » qui fait primer la qualité de travail et de vie sur le développement de la croissance, l'être sur l'avoir, dans une recherche d'équilibre entre les ambitions et les moyens de celles-ci.

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Capacités de résistance

Du jour au lendemain hors les murs, O tempora s'est adaptée en douceur à la distanciation physique, refusant la distanciation sociale, de ces mois de confinement puis de lent retour à des modalités d'action et de relation moins empêchées.

La boîte à outils du télétravail a rempli son office et nos bureaux d'ordinateurs (standard virtuel pour appeler et être appelé comme avant, applications de suivi et gestion de projets, accès partagé aux dossiers et archives, visioconférence...). Le réseau social privatif de l'agence a fait du lien sur l'essentiel comme l'accessoire. Un temps collectif et créatif s'est imposé comme nouveau rituel du vendredi.

Mais ce qui fait résistance est à chercher ailleurs.

Dans nos valeurs et dans notre fonctionnement, qui se sont aisément glissés dans ce contexte inédit. Nos fondations solides sur lesquelles s'arrime un cadre de référence clair et non négociable au sein duquel rien n'est figé, tout est agile, libre, collaboratif, ont fait leurs preuves en zone de turbulence.

Dans le plein que procure aussi notre raison d'être, qui nous amène à agir pour l'intérêt général à travers les clients auprès desquels nous nous engageons. La conviction que nos missions créent de la valeur sociétale est plus que jamais un moteur individuel et collectif.

On a vécu et on vit avec nos clients des jours où servir prend tout son sens. Nous y avons puisé de la chaleur et du courage, l'envie de faire aussi notre part à titre bénévole.

L'entreprise a vu les liens avec ses clients comme ses partenaires et sa communauté affermis par une coopération rapprochée dans laquelle chacun cherche à donner le meilleur. Elle a même élargi son cercle à de nouveaux clients. Je ne sais pas si les mois qui viennent conforteront notre résilience. Mais une chose est sûre, nous avons gagné en humanité.

Et d'humanité, il est justement question dans cette conclusion. Car les coopératives ne doivent pas simplement vivre leur modèle bien à l'abri derrière leurs murs, au risque d'être des enclaves hors-sol confidentielles (5% de l'emploi salarié). Notre responsabilité est de démontrer qu'une autre voie économique et sociale est viable profitant à chacun comme à tous, que la coopération constitue dans la nature la meilleure façon de survivre, que l'on peut s'y épanouir vraiment en y gagnant tellement plus que ce que l'on y perd !

Le Manifeste va dans ce sens et c'est tant mieux.

Les coopératives doivent également être grandes ouvertes sur le monde, à l'écoute de ce qui s'y joue et répondre présentes face aux enjeux d'intégrité environnementale et de justice sociale.

Cela doit innerver nos missions comme nos ambitions, en prenant toute la mesure de la préservation de notre capital naturel sans quoi il ne saurait plus y avoir de création de valeur socialement utile. C'est dans cet « espace sûr et juste pour l'humanité, que peut prospérer une économie inclusive et durable » (1).

O tempora, O mores.

(1) Théorie du Donut, Kate Raworth.

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