Dans le Limousin, la forêt mise sous pression par la transition énergétique

REPORTAGE. Du bois pour remplacer les matières fossiles. Dans le Limousin, la transition énergétique se traduit par des nouveaux projets d'exploitation forestière. L'entreprise Biosyl veut y implanter une usine de granulés adoubée par les pouvoirs publics. Mais cette arrivée, orchestrée sans consultation du public, suscite l'interrogation sur son intérêt local.
La forêt creusoise déjà exploitée pour le bois d’œuvre pourrait désormais être mobilisée pour la production de granulés.
La forêt creusoise déjà exploitée pour le bois d’œuvre pourrait désormais être mobilisée pour la production de granulés. (Crédits : MG / La Tribune)

À Guéret, on ne laisse plus rien passer sous le nez du territoire. Le chef-lieu de la Creuse - deuxième département le moins peuplé de France - a déjà perdu son iconique festival de rock et vient de subir l'échec de la relance du train entre Bordeaux et Lyon. Pour Eric Correia, le président de l'agglomération du Grand Guéret depuis 2014, l'heure n'est plus à la négociation. « On ne peut pas se passer d'emploi privé sinon on est mort. Je n'ai pas été élu conservateur d'un musée », assène l'élu du Parti radical de gauche. Il y a urgence à conjurer la spirale sur cette terre de petite montagne à la forêt dense et verdoyante.

Sous les fenêtres de son bureau, les camions transportent les troncs de feuillus et résineux issus du massif local. Une ressource bien opportune à mobiliser quand on recherche « un développement économique autour de la transition écologique », comme l'élu le souhaite. C'est dans ce mouvement que Biosyl prépare son arrivée en Creuse. L'entreprise produit des granulés de bois grâce à deux usines dans le Cher et la Nièvre, ce qui lui permet déjà d'alimenter les chaudières de 140.000 foyers. Elle vise désormais un troisième site à Guéret.

Lire aussiUne ferme géante de plus de 3.000 bovins soulève l'inquiétude dans le Limousin

Une filière peu développée et très privée

Approvisionnée dans un rayon de 130 km couvrant six départements et en particulier grâce à la forêt du Limousin, l'usine emploierait 40 personnes pour au moins 25 millions d'euros d'investissement. Soit le plus gros pourvoyeur de nouveaux emplois sur la décennie pour l'agglomération. « Et je m'en réjouis », souffle Eric Correia. Mais l'accueil n'est pas aussi unanime. Ce même jour d'avril, les élus du conseil d'agglomération sont accueillis par un concert de casseroles et de tronçonneuse - sans lame - tenu par un collectif de militants opposés à l'arrivée de Biosyl.

manifestants forêt guéret

Le 11 avril 2024, des opposants à l'usine de granulés perturbent l'entrée du conseil d'agglomération du Grand Guéret. (crédit photo : MG / La Tribune)

« Les petites scieries de la région rencontrent déjà des difficultés. Le risque, c'est qu'elles deviennent des sous-traitants d'une grande entreprise et qu'elles dépendent d'elle pour l'accès à la ressource », s'inquiète Laurent Margueritat, secrétaire départemental CGT. L'usine de Biosyl sera alimentée par des rondins de faible diamètre ou par du bois d'éclaircie, des morceaux en partie utilisés jusqu'ici par les scieries pour la fabrication de panneaux. Les propriétaires forestiers vendraient cette ressource à Biosyl environ 100 euros la tonne. Un complément mineur mais cet intérêt nouveau va modifier l'organisation de l'exploitation locale.

Lire aussiSylviculture : après les incendies en Gironde, une nouvelle doctrine qui peine à s'affirmer

Le choix géographique de l'entreprise s'explique par le manque de structuration de la filière en Limousin. « Les forestiers ont besoin d'un débouché pour valoriser leur résidus dans le cadre des travaux sylvicoles. La région soufre d'un manque de débouchés », constate Antoine De Cockborne, le président de Biosyl. Le tissu industriel est encore peu développé pour deux grandes raisons. D'abord parce que la culture forestière est récente en Limousin, la forêt couvre un tiers du territoire aujourd'hui mais elle s'est constituée depuis moins d'une centaine d'années. Et aussi parce qu'elle est à 95 % détenue par des petits propriétaires privés, ce qui rend son exploitation très morcelée.

Ni réunion publique ni étude d'impact

Pour capter des volumes importants, Biosyl s'est alliée à la coopérative Unisylva, qui va lui donner accès à la ressource de près de 3.000 propriétaires sur la région. Une alliance de circonstance à l'heure où les aides sur la transition énergétique et la réindustrialisation aiguisent les appétits. Alliance Forêt Bois, la coopérative concurrente, s'est elle déjà trouvée un nouveau débouché sur le bois destiné aux chaufferies biomasse. Dans ce même mouvement, le projet d'usine à granulés de Biosyl et Unisylva multiplie les recours aux aides. Six millions d'euros sont demandés à l'Ademe dans le cadre du fonds chaleur, 600.000 euros à la Région Nouvelle-Aquitaine qui a reporté par deux fois sa décision. Le plan de l'État « France 2030 » pourrait également apporter un financement.

Le soutien des pouvoirs publics est unanime puisque Biosyl a la capacité de relocaliser une production et de réduire les émissions carbone des granulés. En 2023, la France a importé 20 % des 2,5 millions de tonnes qu'elle a consommées. « Il vaut mieux fabriquer les pellets en France plutôt que d'aller les acheter en Pologne ! », clame Anne Frackowiak-Jacobs, la préfète de la Creuse. « On s'inscrit pleinement dans la transition écologique, on va permettre à 70.000 foyers supplémentaires de se chauffer grâce à une énergie durable, locale, décarbonée, dans le cadre d'une économie circulaire », brandit également le dirigeant.

Lire aussiForêt : la réglementation sur les coupes rases va se durcir dans le Limousin

Entre les besoins d'emplois locaux et les objectifs nationaux, l'examen du dossier n'a pas traîné. La construction de l'usine Biosyl a été autorisée par la préfecture fin 2023 au terme de deux semaines de consultation réglementaire, sans être soumise à enquête publique ni à étude d'impact. « On parle d'un projet industriel qui est peut-être le plus important sur la Creuse depuis vingt ans et il n'a jamais été présenté aux habitants. Comment se fait-il qu'il n'y ait pas eu de réunion publique, pas d'enquête publique, pas d'étude d'impact ? », s'offusque Rémi Gerbaud, représentant du Syndicat de la montagne limousine qui fédère des associations opposées à la sylviculture industrielle. Comme lui, de nombreux habitants et des scieries craignent une pression accrue sur la ressource. Marie-Françoise Fournier, la maire de Guéret qui a mis en garde sur l'arrivée de Biosyl, n'a pas souhaité répondre à notre demande d'entretien. « La crainte, c'est que [la forêt] soit un appât économique, et qu'on multiplie les coupes rases pour fournir Biosyl », s'inquiétait-elle auprès de La Montagne en janvier.

scierie forêt limousin

La filière limousine comporte principalement des scieries qui fabriquent du bois d'œuvre à destination de la construction ou de l'ameublement. (crédit photo : MG / La Tribune)

Première passoire thermique de France

« On est loin de massacrer la forêt limousine ! Sur certains secteurs elle dépérit, certaines espèces ne sont pas adaptées au réchauffement climatique. Une forêt ça s'entretient, ça ne vit pas seul », répond la préfète qui juge que le débat est de toute façon difficile : « Il y a des associations engagées sur le territoire qui ont des parti-pris. Elles voudraient un département où il n'y a plus d'activité, elles n'ont pas de raisonnement scientifique. » Loin de ces considérations, le Syndicat de la montagne limousine, la CGT et le collectif Forêt Debout réclament à l'unisson la constitution d'une autre filière bois dans le but de rénover les bâtiments.

Face au futur terrain de l'usine - une zone naturelle de 14 hectares en partie en zone humide - une militante qui a tenu à garder l'anonymat s'exaspère : « La Creuse est la première passoire thermique de France. Si on devait développer une filière, ce serait la fabrication de panneaux de bois pour l'isolation des logements ! ». Chauffer les chaumières à l'énergie durable ne changera effectivement pas la précarité énergétique des 35 % de logements classés F ou G. Les habitants sont lassés du manque de retombées pour leur territoire. Et d'un manque de concertation qui a même étonné les élus.

Le président de l'agglomération espère quant à lui que la nouvelle usine puisse servir de point de départ à la professionnalisation de la filière forestière. « Il n'y a pas de filière bois en Creuse... La CCI va se servir de Biosyl pour organiser une vraie filière qui ne fasse pas n'importe quoi », engage Eric Correia. Car c'est bien la crainte des associations environnementales : voir la ressource d'une forêt majoritairement feuillue être surexploitée alors qu'elle est justement à la peine avec le réchauffement climatique.

Lire aussiLe climat submerge les activités industrielles de l'estuaire de la Gironde (1/4)

« Le nerf de la guerre, c'est l'accès à la ressource »

Pour Unisylva, « ne rien faire serait le pire ». Son directeur général évoque une situation alarmante : « La mortalité a augmenté de 80 % au niveau national et sur la Creuse, elle a été multipliée par deux en trois ans. Les peuplements plus denses sont moins résistants, il y a un intérêt à les éclaircir pour permettre aux arbres sélectionnés de grandir en bonne santé », explique Benoît Rachez. « Le nerf de la guerre, c'est l'accès à la ressource », reconnaît le dirigeant de Biosyl Antoine de Cockborne.

site usine biosyl

Le site convoité se partage entre les communes de Guéret et Saint-Fiel sur 14 hectares.(crédit photo : MG / La Tribune)

Les travaux de l'usine pourraient débuter dans les prochains mois alors qu'une partie du permis de construire a été retoquée devant le tribunal administratif. Attaqué par France nature environnement et Canopée forêts vivantes, l'industriel s'était vu délivré un feu vert pour construire un bâtiment en zone humide classée comme non-constructible. Biosyl va modifier ses plans pour se mettre en conformité avec le Plan local d'urbanisme et tenir son objectif de lancement de la production pour fin 2025. Les associations, elles, poursuivent leurs recours.

La préfète du département s'agace de cette « opposition systématique ». « Si ça continue, le grand projet qui va se faire jour en Creuse c'est une grande maison de retraite. Il faut bouger, accepter un certain nombre de projets en respectant la réglementation et en veillant à ce qu'on ne détruise pas nos écosystèmes », poursuit-elle. Mais les habitants attendent aussi une utilité concrète pour la vie de leur territoire. Les associations opposées à l'arrivée de Biosyl prévoient eux une manifestation « d'ampleur nationale » le 30 juin prochain à Guéret.

Lire aussiForêt des Landes de Gascogne : les ripisylves, ce trésor de biodiversité à mieux protéger

Sujets les + lus

|

Sujets les + commentés

Commentaires 3
à écrit le 22/05/2024 à 20:14
Signaler
Le chauffage au bois est un chauffage tout à fait vertueux quand il est local et raisonnable. Faire des pellets qui vont polluer les villes en masse est une stupidité sans nom, PAC / chauffage électrique / récupération de chaleur fatale feront beauco...

à écrit le 22/05/2024 à 15:33
Signaler
Comme d’habitude on va avoir les Écolos et quelques « c’étaitmieuxavants » contre ce projet ……..

à écrit le 22/05/2024 à 10:33
Signaler
"On ne peut pas se passer d'emploi privé sinon on est mort" Ça tombe bien la finance à plein d'emplois à nous refourguer à nous autres bouseux, nous avons le choix ! Usines à goudron ? Mégas entrepôts ? Agents téléphoniques ? Une usine de mines anti ...

Votre email ne sera pas affiché publiquement.
Tous les champs sont obligatoires.

-

Merci pour votre commentaire. Il sera visible prochainement sous réserve de validation.