![La première campagne d'arrachage dans le vignoble bordelais est prolongée jusqu'au 31 juillet 2024. Une seconde vague suivra jusqu'au printemps 2025.](https://static.latribune.fr/full_width/2405063/arrachage-vigne-bordeaux-sauveterre.jpg)
Presque trois heures que la rencontre a débuté. Dans les locaux de la Safer Nouvelle-Aquitaine, au nord de Bordeaux, 200 personnes du monde viticole écoutent attentivement les représentants de cet observatoire du foncier rural mettre des chiffres et des mots sur la crise du vignoble. Le micro se balade dans le public jusqu'aux mains ravinées d'un vigneron d'une soixantaine d'années. « Pour nous petits viticulteurs, nos vignobles c'est un patrimoine immobilier et là nous sommes en train d'arracher nos immeubles de rapport. C'est d'une violence inouïe. Vous en connaissez beaucoup vous des propriétaires qui détruisent leurs immeubles à coups de pelleteuse ? »
Difficile de rebondir après ça. Ce 4 juillet, la Safer organisait une rencontre sur les conséquences foncières de l'impasse viticole qui mine le vignoble bordelais. En réponse à la surproduction et à la baisse continue des ventes, le territoire est en train d'arracher 8.000 hectares subventionnés par la puissance publique. Soit 8 % de sa surface totale. Un premier pas qui ne suffira pas à rééquilibrer l'offre et la demande mais déjà vécu comme un crève-cœur dans les rangs.
Un cruel retour à l'élevage
François Rauscher ne le sait que trop bien. Chaque semaine, le responsable de la diversification à la chambre d'agriculture de la Gironde parcourt les terroirs à la rencontre d'exploitations déboussolées. « Certains n'ont pas envie de se dire qu'ils vont faire autre chose que de la vigne. Pour eux, redevenir éleveur c'est presque régresser socialement », témoigne-t-il. A l'époque où la vigne a gagné le bordelais, leurs ancêtres s'étonnaient peut-être de cette course au raisin sur des incultes terres à vaches.
« Il y a un aspect sociologique et des conséquences psychologiques qu'on n'avait pas imaginés au moment de lancer cette initiative sur la diversification », concède François Rauscher. Pour les viticulteurs qui ont arraché - des cépages de rouge principalement dans l'Entre-Deux-Mers et le Blayais - deux choix s'imposent. Renaturer sa parcelle et ne plus en tirer de revenu pendant 20 ans. Ou l'engager sur une diversification culturale. Une seconde option bien incertaine, où l'on parle d'oliviers et d'arbres fruitiers, de sylviculture aussi. Pour la chambre d'agriculture, il y a trois façons de se diversifier : « Rester à petite échelle et développer des débouchés en circuit-court, notamment dans le maraîchage. Profiter des filières qui existent et qui sont organisées comme le kiwi et la noisette. Ou devenir un pionnier et se lancer dans l'olive ou le chanvre », liste le représentant.
Avant de se lancer dans une filière, mieux vaut s'assurer que les structures de production locales et les débouchés existent. Des propositions émergent de coopératives girondines pour accueillir de l'élevage : la société Palm'agri pour les canards ou le groupement de l'Agneau de Pauillac ont sollicité les exploitants. Les élus veulent encourager ces possibles synergies locales. « On étudie, on choisit les filières et après on mettra le paquet, vise Jean-Luc Lamaison, vice-président de l'agglomération de Libourne à l'agriculture. Une fois qu'on aura mis le premier euro, ce sera plus facile d'aller chercher des financements de la Région et de l'État », croit-il.
Dépression foncière sur les grands crus
Mais les viticulteurs n'ont pour certains ni l'envie ni les capacités financières de glisser vers des filières qu'ils ne connaissent pas bien. Elles leur font aussi moins miroiter de revenus que le vin a pu le faire il y quelques dizaines d'années. « Tout le monde est en cessation de paiement immédiate, tout le monde fait crédit à tout le monde pour éviter que tout se casse la gueule. On n'a pas pris et on continue à ne pas prendre la mesure de la réalité ! », envoie Dominique Técher, viticulteur à Pomerol et porte-parole de la Confédération paysanne.
Si un cep de vigne sur dix a été déraciné au printemps, de nombreux domaines veulent encore réduire la voilure. Dans la plupart des appellations, au moins plusieurs centaines d'hectares sont actuellement proposés à la vente. Mais les transactions conclues sont moins faciles : elles ont baissé de 12 % en 2023 selon la Safer. Le ralentissement se fait sentir partout, les prix chutent même dans les grands crus. « Il y avait encore des ilots de prospérité mais là on commence à voir que le marché des terres marque le pas. C'est le cas à Margaux, à Saint-Estèphe avec des mises en vente mais personne pour acheter, enseigne Michel Labat, directeur de la Safer Gironde. Un fait notoire, c'est la baisse des prix à Pessac-Léognan où, à 350.000 euros l'hectare, on ne trouve plus personne. A Pomerol, le prix de référence est de 2 millions l'hectare mais parfois à 1,3 million on a du mal à trouver acquéreur. Certains crus classés sont à vendre. »
(Cliquez sur l'image pour l'agrandir) Les prix sont en baisse dans les trois quarts des 26 appellations. (crédits : Safer Nouvelle-Aquitaine)
Le marché foncier est paralysé par l'attente de la baisse des prix. De quoi miner encore plus le moral des vignerons propriétaires qui veulent se débarrasser des terres encombrantes. Quand d'autres veulent s'accrocher vaille que vaille à la destinée viticole. Chez ceux-là, l'arrachage pourrait n'être que temporaire et les droits de plantation conservés. Replanter d'ici trois ans, pour vendanger dans sept quand la crise sera passée ? Chez les magnats de la vigne, on n'en démord pas. Quitte à oublier que les déboires du vin et des alcools en général sont cycliques. Et que Bordeaux, après avoir ouvert la voie, pourrait bien prétendre à un nouveau plan d'arrachage qui se dessine au niveau national.
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