Des coteaux dans le brouillard. Des monticules de vignes qui brûlent. Sur les routes de l'Entre-deux-Mers, cette vaste région de culture à l'est de Bordeaux, on cherche du regard les parcelles arrachées (disséminées), celles laissées en friche (nombreuses) et on s'étonne de croiser de très jeunes ceps plantés quand l'économie du vin s'effondrait déjà. Ce terroir de vins rouges et blancs de grande consommation doit arracher 4.900 hectares d'ici la fin du mois de mai.
Dont 171 hectares rien que pour Sauveterre-de-Guyenne. Cette bastide médiévale de caractère abrite le domaine doublement réputé des d'Amécourt. Réputé d'abord parce qu'il est la propriété d'Yves d'Amécourt, ancien maire de la commune et figure locale du centre-droit. Aussi, parce qu'il cultive les valeurs familiales depuis plusieurs générations au sommet d'un coteau où trône une bâtisse ancienne. Mais c'est terminé. « Ça serait complètement inconscient aujourd'hui de reprendre une exploitation au bord du gouffre. »
L'air apitoyé sous son béret, Bruno d'Amécourt, 24 ans, s'est résigné : il ne reprendra pas le domaine, en vente depuis deux ans. « Ça fait facilement dix ans qu'on a des dégâts climatiques en série entre la grêle, le mildiou et le gel », explique-t-il en foulant le vignoble argileux et gorgé d'eau. La famille arrache 50 hectares classés dans l'appellation Bordeaux Supérieur, plus de la moitié de ses terres. La maigre production se vend à perte. « Le surstockage entraîne le tirage des prix vers le bas par les négociants. Hélas, beaucoup de personnes acceptent de vendre leur vin à ce prix car ils n'ont pas le choix. » Lui s'y refuse et préfère regarder les vignes plantées par son père partir en fumée.
Partagé entre l'envie de reprendre et les difficultés financières, Bruno d'Amécourt arpente son vignoble le 29 février 2024. (crédit photos : MG / La Tribune)
Tristesse et soulagement
Leur chantier a débuté le 6 février et la moitié est déjà accomplie. C'est un prestataire qui s'en occupe, en l'occurrence un ancien viticulteur reconverti qui en avait marre de se battre contre les aléas climatiques et contre le marché. Ici, l'hectare arraché est facturé 1.300 euros. L'interprofession a obtenu de l'État et de l'Europe un subventionnement à 6.000 euros l'hectare.
Morgan, prestataire viticole, fait le point avec Bruno sur les parcelles à arracher.
Malgré la morosité ambiante - la détresse même pour certains domaines - les travaux du plan d'arrachage arrivent comme un soulagement pour de nombreux viticulteurs. « J'ai beaucoup d'espoir. J'ai grandi ici mais ce n'est pas moi qui ai planté le vignoble », respire Bruno. Le domaine a choisi la voie de la diversification : les parcelles orphelines vont accueillir des pins maritimes.
« Les institutions ont poussé à planter au taquet »
En attendant la sylviculture, la pelleteuse lacère le paysage, laissant des saignées dans la terre. Les fumées des ceps qui brûlent s'imprègnent dans les tissus des vêtements et s'élèvent au-dessus des domaines endoloris. Sur le coteau voisin, un autre feu couve. A Saint-Martin-du-Puy, troisième commune qui arrache le plus, la famille Lopez supprime 21 hectares sur les 49 de la propriété.
D'ordinaire discrète, la vigneronne Géraldine Lefebvre-Lopez est en rogne. C'est elle qui finance l'arrachage sur cinq hectares de terres qui ne lui appartiennent pas, mais ce sont bien les propriétaires qui vont toucher les subventions. « On est encore des mendiants ! », s'agace la productrice de 43 ans qui a repris le domaine familial en 2011 avant de le convertir en bio. Malgré la galère administrative, elle se montre soulagée et arbore un large sourire. Autour de sa maison, à flanc de coteau, tout a été déraciné en une semaine. Et selon elle, ce n'est pas plus mal comme ça.
« On reviendra à une économie saine avec un produit qu'on peut valoriser », prédit-elle comme pour conjurer le temps où « les institutions ont poussé à planter au taquet. Les caves coopératives ont beaucoup grossi pour avoir des aides de l'Europe et baisser leurs coûts de production... mais sans jamais savoir comment elles allaient vendre le vin ».
La vigneronne a fait arracher les vignes autour de sa maison.
Des chevaux et des touristes pour se relancer
Avec la baisse progressive de la demande, les prix d'achat du négoce bordelais se sont effondrés. À un euro le litre, voire moins, impossible pour la viticultrice en bio de couvrir son coût de production. Le contrat qu'elle a noué avec une grande surface a également été revu à la baisse, avec un prix d'achat à la bouteille amputé de 15 %. En quelques années, le chiffre d'affaire du domaine est passé de 450.000 à 300.000 euros. Reste la vente directe à la propriété, sur les salons et avec les restaurants pour retrouver des marges. Sa priorité : « cesser de produire le volume que je ne vends pas. »
Déjà en 2007-2008, les parents Lopez avaient arraché dix hectares à Saint-Martin-du-Puy, lors du précédent plan dédié à la filière. Malgré les mises en garde de certains syndicats, collectifs ou même de chercheurs, l'arrachage est longtemps resté tabou pour l'interprofession. C'est aujourd'hui de nouveau à la puissance publique de payer les déboires d'une viticulture dont la stratégie de croissance s'est révélée incompatible avec la succession des crises.
Place désormais à la diversification : la famille Lopez, prudente sur la culture de l'olivier, réfléchit à un projet d'accueil pour chevaux et pense aussi à l'œnotourisme. Le paysage de l'Entre-deux-Mers est ainsi amené à changer, même si la vigne va rester largement majoritaire puisque ce secteur, comme l'ensemble du bordelais, supprime 10 % de ses rangs. Comme un semblant de retour à des dizaines d'années en arrière, après une longue dépendance.
Chez les d'Amécourt, les vignes déracinées vont laisser place à la culture du pin.
Du vin sur des terres d'élevage
La crise s'accompagne aussi d'une perte de valeur du foncier. Près de Saint-Foy-La-Grande, la vigneronne Laurence Impériale, qui arrache une dizaine d'hectares, en témoigne : « Il y a dix ans, on a acheté des vignes à 24.000 euros l'hectare, un prix raisonnable. On a tout refait, ça nous a donc coûté 54.000 euros au total. Mais aujourd'hui si on veut revendre il n'y a tout simplement pas d'acheteur en face ! Et quand des parcelles trouvent preneur, les dernières transactions que j'ai vues ne dépassaient pas 8.000 euros l'hectare... » Le retour sur terre après l'ébriété.
L'anecdote de Bruno d'Amécourt illustre bien ce destin contrarié : « J'avais un professeur qui me taquinait en disant qu'en Entre-deux-Mers, on faisait du vin sur des terres d'élevage. » Des terres où cette première campagne de sevrage va se poursuivre jusqu'au 31 mai.
Sujets les + commentés