Abstention : « Il y a une lassitude envers l'ensemble de l'offre politique, RN compris » (Vincent Tiberj)

ENTRETIEN. Et les abstentionnistes dans tout ça ? Entre la campagne réduite à trois semaines et un front républicain rompu, il sera difficile de mobiliser massivement les électeurs pour les élections législatives des 30 juin et 7 juillet, estime Vincent Tiberj à l'aide des études menées ces dernières années. Le sociologue spécialisé sur les comportements électoraux au Centre Emile Durkheim de Sciences Po Bordeaux analyse les ressorts de cette « campagne qui fait peur » et dépeint une « situation extrêmement favorable pour le RN. »
Les derniers sondages prédisent une participation entre 60 et 65 %, bien au-dessus des 47,5 % du premier tour des législatives 2022.
Les derniers sondages prédisent une participation entre 60 et 65 %, bien au-dessus des 47,5 % du premier tour des législatives 2022. (Crédits : MG / La Tribune)

LA TRIBUNE - La semaine dernière, Féris Barkat, le fondateur de l'association Banlieues Climat disait sur France 5 : « Il y a une violence symbolique très forte quand des élus locaux nous appellent à aller voter. » La fracture avec une partie du corps électoral est-elle irréparable ?

VINCENT TIBERJ - Nous sommes dans un moment où il y a eu des cassures lourdes entre le monde des catégories populaires et l'ensemble des partis, RN compris. Les ouvriers dont les usines ont fermé, les employés qui se retrouvent à devoir jongler entre des horaires délirants et des conditions d'emploi épuisantes confrontent les partis à leur bilan. Ils demandent : « Qu'avez-vous fait pour nous aider ? » Ces malaises ont émergé au moment des Gilets Jaunes et des émeutes de l'année dernière. Ce sont des données que la recherche repère dans les enquêtes quantitatives depuis un moment donc c'est bien qu'il y a un problème.

Il y a une forme de cassure qui doit interpeller même du côté des électeurs plus diplômés. C'est assez terrible de se dire que vous avez près de 50 % des cadres qui ne se sont pas déplacés aux européennes. Il fut un temps où le diplôme était une variable qui permettait de prédire le vote. Une enquête de l'Ipsos montre qu'il n'y aucun lien entre diplôme et vote aujourd'hui. Pour les générations nées dans les années 1960 et après, le vote ne suffit plus. La remise de soi à des élus ne suffit plus. Les électeurs ont une mémoire : à gauche, ils n'ont pas oublié le mandat de François Hollande qui est passé de « mon ennemi c'est la finance » à une politique de l'offre.

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La moitié de l'électorat n'a pas voté aux européennes. Face à la désaffection pour le vote et le rejet du politique, le caractère « historique » de ces législatives est-il encore audible chez les abstentionnistes ?

L'abstention était considérée pendant un temps comme systématique et incompressible, en pointant les électeurs qui ont des problèmes médicaux ou qui ne maîtrisent pas forcément les enjeux qui se sentent dominés par la politique. C'est l'idée d'un abstentionnisme sociologique. Il existe encore mais il est minoritaire. Ce que l'on constate d'abord et avant tout c'est la montée en puissance d'un vote intermittent. Les électeurs se déplacent à un moment pour une élection mais pas pour l'autre. Ça va dépendre des conditions de la campagne, des enjeux, des sujets abordés, des candidats notamment. Il y a désormais une part de conjoncture dans le vote et le non-vote. Ce qui veut dire que l'on peut faire revenir des gens, l'abstention n'est pas irrémédiable.

Par rapport aux législatives précédentes qui se sont construites dans la continuité des présidentielles, la participation attendue est plus haute, autour de 62-64 % selon les sondages - à prendre avec prudence car ils ont du mal à la prédire précisément. C'est le verre à moitié plein. Et c'est d'autant plus important que les dernières élections qui ont eu lieu au mois de juin, en 2020 et en 2021 [municipales et régionales, ndlr] ont été particulièrement peu mobilisatrices. Le verre à moitié vide c'est que ce taux reste faible au regard de l'impact que peuvent avoir ces élections sur le pouvoir. On se retrouve pour la première fois depuis très longtemps dans une situation où une législative redevient un scrutin de premier ordre. Le pouvoir national est remis en jeu. On devrait analyser la situation actuelle par rapport aux législatives de 1997, où la participation était de 68 %. On pourrait même se dire que cela va fonctionner comme une présidentielle, en frôlant les 80 % de participation. Mais ce n'est pas le cas.

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Pourquoi ne croyez-vous pas à une participation massive ?

Plusieurs mécanismes peuvent nous permettre de comprendre ce qu'il se passe. Du côté des groupes éloignés de la vie politique et médiatique - les catégories populaires ou les jeunes par exemple - trois semaines de campagne ne suffisent pas à mobiliser. Pour que les gens retournent aux urnes, il faut une effervescence électorale. Si la présidentielle reste aussi importante pour les électeurs, c'est grâce à l'ensemble des discussions et micro-pressions auxquelles vous pouvez être soumis : ça parle politique à la machine à café, au repas du dimanche, entre potes, dans les bars. Ça bruisse de partout. En trois semaines, ces mécanismes-là ne fonctionnent pas aussi simplement. D'autant qu'il y a d'autres sujets de préoccupation comme la météo, les vacances, les kermesses d'école ou l'Euro de foot.

Il faut aussi s'intéresser à « l'alerte au feu » lancée d'en haut, notamment par les médias, et qui semble-t-il s'est déclenchée. Quand on voit les prises de position des syndicats, du monde de la culture, des sociétés savantes, d'un certain nombre de figures comme des sportifs, « l'alerte au feu » a lieu et devrait ramener des électeurs aux urnes. Mais on peut se peut demander dans quelle mesure elle fonctionne aussi bien qu'avant. En 2002, on a vu un sursaut de participation entre le 1er et le 2nd tour [de 72 à 80 %, ndlr], des manifestations monstre, une montée en puissance collective et consensuelle pour dire que la république est en danger. Il y a des formes similaires en 2024 mais ce mouvement semble moins mobiliser. Je pense que plusieurs phénomènes jouent. Il y a notamment une lassitude envers l'ensemble de l'offre politique, RN compris. Le parti dit que 54 % des ouvriers votent pour lui. C'est vrai parmi ceux qui s'expriment aux urnes. Les deux tiers sont restés à la maison aux européennes.

Trois semaines de campagne ne suffisent pas à mobiliser. Pour que les gens retournent aux urnes, il faut une effervescence électorale.

Les 18-34 ans ont beaucoup moins voté que les autres aux européennes. Perçoivent-ils moins le poids de ces législatives anticipées ?

Certains le perçoivent, mais cela concerne ceux qui sont le plus connecté à la scène politique nationale. Avec un délai aussi court, Emmanuel Macron a choisi d'enjamber le débat comme il l'avait fait en 2022 en entrant en campagne très tardivement. Cette campagne est une blietzkrieg, elle va extrêmement vite et on n'a même pas le temps de regarder de près les programmes, de regarder si celui du Front Populaire est plus ou moins crédible que celui du RN ou que celui d'Ensemble.

Ce n'est pas une campagne qui mobilise, c'est une campagne qui fait peur. Pour peu que vous soyez déjà un peu éco-anxieux, cela n'arrange rien. Je pense qu'on amène mieux aux urnes en ayant un projet positif. Les jeunes d'aujourd'hui sont les enfants de générations qui ont elles-mêmes commencé à s'éloigner du vote. Si le vote c'était choisir autour d'un référendum, on ne verrait pas des niveaux d'abstention si forts. Mais en France, voter c'est élire et s'en remettre à des élus. On voit bien que l'un des soucis c'est le statut de l'élu et des partis.

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L'effacement des partis au bénéfice de l'affirmation de trois blocs est-il susceptible de mobiliser ?

À gauche oui, le fait que les électeurs aient vu les partis s'unir en une journée et présenter un programme en quatre jours va mobiliser. Mais l'électeur de gauche n'est pas naïf, il sait très bien que cette alliance est temporaire et compte énormément de dissensions. Si la gauche l'emporte, tout le monde sait que gouverner sera très compliqué. On n'est plus dans le monde des supporters. Les électeurs de gauche ne sont pas les supporters des Girondins de Bordeaux, qui continuent à croire que leur club va passer en Ligue 1. La plupart sont dans une logique de distance, de défiance à l'égard des responsables politiques. Des militants présents dans la rue à l'annonce de la création du Nouveau Front Populaire ont déjà prévenu en disant : « Ne nous trahissez pas ».

Pour les macronistes, ce n'est pas la même chose d'être les électeurs du président réélu que ceux du président qui vient de dissoudre. La liste macroniste a obtenu les voix de 7 % des inscrits, c'est très loin de la possibilité d'avoir une majorité. Il est où le « c'est notre projet » ? Quand Jacques Chirac a dissous [en 1997, ndlr], ses électeurs étaient persuadés qu'ils allaient l'emporter parce qu'il y a avait un plan derrière. Le RN et le Front Populaire peuvent annoncer des choses car ils ont un programme.

Le vote RN est interclassiste et intergénérationnel. Une faible participation n'est plus si grave pour lui.

À qui profite l'abstention, plus élevée chez les jeunes, les bas revenus et les personnes moins diplômées ?

La mobilisation des boomers est plutôt favorable au Rassemblement National puis au macronisme. La faible participation chez les jeunes et chez les ouvriers est plutôt favorable à Emmanuel Macron. Les sondages montrent que le vote des jeunes va d'abord vers le Nouveau Front populaire, puis vers le RN et enfin vers Ensemble. Il y a encore cinq ans, le parti était handicapé par des élections à faible participation, notamment parce que ses racines populaires étaient amenuisées. Désormais, le vote RN est interclassiste et intergénérationnel. Une faible participation n'est plus si grave pour lui, parce que ses électeurs sont convaincus de leur vote. Il faut arrêter de penser qu'il s'agit d'un vote de mauvaise humeur. Chez les CSP+, c'est un vote réfléchi, pas un vote d'émotion.

Que reste-t-il de l'idée d'un front républicain dans le corps électoral ?

La rhétorique du front républicain a été malmenée depuis longtemps. Cela a commencé avec la droite républicaine dans les années 2010 quand Jean-François Copé a parlé « des deux extrêmes ». Le Front de Gauche était présenté comme l'équivalent à gauche de ce qu'était le FN à droite. En 2017, il y a déjà eu un très bon report des électeurs de gauche vers Emmanuel Macron. Mais déjà à l'époque s'exprimait un mouvement autour du « Ni patrie ni patron », ce qui mettait en avant une équivalence. En 2022, cela a été encore plus fort avec les législatives où les macronistes ont refusé d'appeler à voter pour la Nupes. Le front républicain a été mis à mal et ne fonctionne plus autant auprès des électeurs. Dans une logique où il faut choisir le moins pire de ses ennemis, le RN est dans une situation extrêmement favorable.

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Commentaires 6
à écrit le 28/06/2024 à 16:23
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Les "députés" seraient plus à leur place et efficaces pour faire entendre la voix de leurs électeurs s'ils passaient plus de temps dans leurs circonscriptions que dans les polémiques stériles du microcosme parisien.

le 28/06/2024 à 17:01
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Le quinquennat ayant fait de l'Assemblée Nationale une chambre d'enregistrement des décisions de l'Élysée, cette dernière n'a que faire de députés Playmobil élus du fait de leur appartenance au camp du gagnant de la présidentielle...

à écrit le 28/06/2024 à 13:00
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« Il y a une lassitude envers l'ensemble de l'offre politique, RN compris » C'est vrai que 38 listes aux européennes cela faisait peu.

à écrit le 28/06/2024 à 11:33
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Moi, quand je serai grand, je ferai sciences-po. La poilitique, ca mene a rien mais ca rapporte.

à écrit le 28/06/2024 à 9:33
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Les abstentionnistes ont la vague impression que l'on leur impose les têtes d'affiche dans un menu auquel ils ne peuvent répondre autrement qu'en refusant de passer commande ! Le "vote blanc" aurait permis de choisir son restaurant ! ;-)

à écrit le 28/06/2024 à 8:37
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La médiocrité de nos partis politiques et leur faiblesse croissante qui atteint son paroxysme, j'aime le symbole du changement d'heure que notre président nous avait promis à grand coup de déclarations, je me suis dis que c'était une bonne idée, se f...

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