Un arbre a deux vies. Dans la première, il est un bout de forêt. Dans l'autre, il devient bois. Mais pour quoi faire ? Bâtiment, isolant, combustible, carburant : avec la transition énergétique, les débouchés s'empilent. Depuis Limoges, à l'orée d'une des forêts feuillues parmi les plus denses de France, Cédric Bénesteau s'en inquiète. « Certains secteurs comme celui des carburants durables pourraient être prêts à payer plus cher le bois. Ce qui ne laisserait pas de ressource aux autres domaines pour accomplir la transition énergétique », calcule le coordinateur régional de Collectivités forestières en Nouvelle-Aquitaine.
Ce réseau national fédère quelque 6.000 collectivités à la tête d'un patrimoine forestier public ou accueillant des activités sylvicoles privées. Des territoires riches d'une biomasse de choix pour opérer la transition énergétique. Grâce au bois, elles peuvent pêle-mêle isoler leurs bâtiments publics, construire du logement bas carbone ou faire tourner des chaufferies. Si le marché ne les en empêche pas. « On va prioriser la ressource, avec des centaines de milliers de tonnes par an, pour faire voler des avions au-delà de la fin du pétrole, dénonce Cédric Bénesteau. En faisant ça, on risque de mettre l'industrie forestière par terre. On n'aura plus de scieries, plus de construction... »
La région forestière carbure
En dépit du partage nécessaire de la ressource, l'aéronautique s'est mise en marche pour bâtir sa chaîne de fabrication du si convoité carburant durable. Spécifiquement en Nouvelle-Aquitaine, où les unités de production pour l'aviation mais aussi pour l'automobile fleurissent dans la première région forestière d'Europe avec 2,8 millions d'hectares de forêts. À Lacq, dans les Pyrénées-Atlantiques, l'arrivée d'Elyse Energy est contestée par une quarantaine d'associations. L'entreprise veut capter 300.000 tonnes de bois par an pour produire du bio-kérosène. Mais promet d'être attentive : « L'utilisation de biomasse forestière (même limitée en proportion) et d'eau font l'objet d'une forte vigilance », écrit-elle.
Pourtant, une étude du cabinet Carbone 4 parue en décembre 2023 montre que la soif de la filière des nouveaux carburants signerait la rupture d'approvisionnement pour les autres domaines. « Une demande en biocarburant liquide à hauteur de 21 millions de m3 comme dans le scénario S3 de l'Ademe entraverait toute possibilité de bouclage bois-biomasse pour les autres marchés, et d'atteinte des objectifs de séquestration en forêt et dans les produits bois », peut-on lire en page 26. L'étude émet la piste d'une réglementation ou d'un mécanisme financier de l'État pour réguler l'emprise redoutée.
Hiérarchie des usages
Au niveau de l'interprofession du bois, on joue la temporisation. Le débouché des carburants durables s'annonce très lucratif pour les forestiers. Les responsables veulent composer avec la nouvelle donne mais mettent en garde. « On ne peut pas demander de produire du bio-kérosène et laisser un territoire seul pour le faire, clame Jean-Marc Meyer, président de Fibois France et Fibois Nouvelle-Aquitaine. Ce qui va dans le sens de la société, c'est le stockage du carbone. Il ne faut pas en arriver à planter des arbres juste pour faire du bois-énergie », coupe-t-il. L'interprofession veut profiter de la transition énergétique pour croître partout et massifier l'usage du bois dans la construction, la rénovation des bâtiments comme la chaufferie biomasse tout en cherchant la voie d'une « hiérarchie des usages ».
Mais avant le bois, il y a la forêt. Et pour celles et ceux qui la fréquentent, l'exploitation amenée à s'intensifier passe mal. En Nouvelle-Aquitaine, 66 % des habitants ont déjà le sentiment que la forêt s'apparente à l'agriculture industrielle quand 27 % se disent bien informés sur les activités et pratiques sylvicoles, selon une enquête de l'institut Cohda pour la Fibois. Pourtant, 82 % considèrent le bois comme une énergie renouvelable à développer. Mais pas sous n'importe quelles conditions. « L'exploitation forestière peut être très critiquée par les habitants : s'ils voient que leur bois va partir par bateau pour être expédié en Chine ou qu'il va servir à construire l'école de la commune, leur perception est différente », appuie Cédric Bénesteau.
Réglementer ou taxer ?
Une attention autour de l'acceptation sociétale que la filière prend de plus en plus en compte. La question sera au programme des Assises du bois qui se tiendront en Limousin le 24 octobre alors que de nombreux collectifs dénoncent les coupes rases sur le massif. « Si les coupes ne sont pas assez massives et ne permettent pas de créer de la volumétrie, les coûts de production ne baisseront pas. Et alors on continuera à avoir des importations de bois produits dans des conditions qui ne correspondent pas à notre réglementation », défend Sylvain Crapez, délégué général de la Fibois Nouvelle-Aquitaine.
« Tout cette demande supplémentaire amène une certaine pression économique sur les territoires et pose la question de leur capacité à absorber les besoins des projets », note quant à lui Stéphane Latour, directeur général de l'antenne régionale du Centre national de la propriété forestière. Doit-on s'en remettre à une réglementation de l'État pour éviter un défrichement de masse et un déséquilibre entre les débouchés ? Pas forcément selon le dirigeant de cet institution publique. « Entre les incitations, les subventions et les taxes, l'État a la capacité d'orienter les filières selon ce qu'elles doivent produire », opine-t-il. Le sujet devient en tout cas d'intérêt général.
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