Le climat submerge les activités industrielles de l'estuaire de la Gironde (1/4)

ENQUÊTE. Les bouleversements climatiques et la mobilisation sur les sujets environnementaux remettent en cause les activités industrielles de l'estuaire de la Gironde, de son embouchure jusqu'à la métropole bordelaise. Pour les associations, le développement paraît plus périlleux que jamais mais les aménageurs ne veulent pas lâcher. Premier volet de notre série sur la difficile articulation entre économie et environnement autour du plus grand estuaire d’Europe.
Maxime Giraudeau
Isolée entre estrans et station balnéaire, la friche industrielle du Verdon se cherche un avenir contraint par les questions environnementales.
Isolée entre estrans et station balnéaire, la friche industrielle du Verdon se cherche un avenir contraint par les questions environnementales. (Crédits : D.Trentacosta / GPMB)

C'est le bout d'une presqu'île qui a presque tout pour plaire. À la pointe du Médoc, il est une destination idyllique promise aux amoureux de nature balnéaire entre les communes de Soulac et Le Verdon, toutes deux « sur-Mer ». Les pistes cyclables serpentent dans la pinède sur fond de marais saumâtres pour glisser vers une vue panoramique sur l'embouchure de l'Estuaire de la Gironde et son phare de Cordouan classé à l'Unesco. L'on peut même s'y rendre en train et embarquer pour une traversée à bord du ferry. Pour les simples résidents, la réalité est plus chaotique.

Depuis des centaines d'années, la population « de-la-fin-des-Terres », tel le nom donné à la basilique soulacaise, résiste mais surtout s'adapte à sa condition de peuplade ouverte aux quatre vents. Au 18e siècle, l'édifice religieux se retrouve ensablé jusqu'au clocher suite au repli stratégique des habitations dans les terres. Pour les 4.000 âmes qui vivent aujourd'hui à l'année sur la pointe, le changement climatique n'est que la répétition perpétuelle des assauts de la nature maritime. Ce qui ne va pas, tout de même, sans créer quelques surprises.

« Avant, j'entendais les grenouilles dans les marais de la pointe. Depuis quelques années, elles ont été remplacées par les cigales », assure Bruno Gasteuil, à la fois historien et habitant du Verdon. Loin de chanter tout l'été, lui et ses camarades de l'association Estuaire pour tous confrontent minutieusement les velléités de développement économique des porteurs de projets aux exigences environnementales et territoriales des deux rives. Pas vraiment un long fleuve tranquille depuis quinze ans sur le plus grand estuaire d'Europe.

Retrait des demandes pour l'usine de saumons

Une petite mer intérieure, courbée, formée par la confluence entre Garonne et Dordogne qui s'étire sur 70 kilomètres de long en dessinant une frontière stricte entre deux anciennes régions administratives. Les vignobles du Médoc et les marais de la pointe sur la rive girondine, les falaises calcaires sous pression balnéaire sur la rive charentaise. Et à son amont, Bordeaux, auquel elle offre depuis des siècles un accès atlantique signe de prospérité avec le commerce du vin vers l'Angleterre initié au 12e siècle par Aliénor d'Aquitaine. Avant que la traite négrière, exécutée par le fleuve, n'entache à jamais la fortune de la ville.

pesquet estuaire

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Le 28 décembre 2016 depuis la Station spatiale internationale, l'astronaute Thomas Pesquet immortalise l'estuaire de la Gironde. (crédits : Thomas Pesquet / Twitter)

Une percée maritime naturelle qui, en faisant la richesse du Port de la Lune, n'a pas pour autant ruisselé sur ses rives. Les conditions du milieu, l'enclavement mais aussi les conséquences des activités humaines, dont la pollution, ont toujours bridé le développement des convoiteurs de l'estuaire. « Oui, le développement reste inachevé. Indéniablement, il y a des besoins qui voient le jour le long de l'estuaire avec des demandes de réindustrialisation qui se sont accélérées ces derniers temps », observe, enthousiaste, Philippe Renier, directeur des aménagements du Grand Port Maritime de Bordeaux (GPMB). Mais avec l'affirmation de bouleversements climatiques irréversibles et la percée des sujets liés à l'environnement, c'est la goutte d'eau qui les met tous dans la vase.

Selon une information de  La Tribune, le dernier projet en date présenté pour relancer le destin industriel de l'embouchure, l'usine d'élevage de saumons du géant Pure Salmon basé à Abu Dhabi, a retiré provisoirement en février ses demandes d'autorisation environnementale et de permis de construire. Un retrait survenu suite à l'inquiétude d'élus et d'associations, notamment sur le manque de connaissances quant à la nappe superficielle d'eau saumâtre dans laquelle l'industriel souhaite prélever. Ce projet présenté au printemps 2022, chiffré à 275 millions d'euros avec la promesse de 250 emplois, vise la construction d'une usine sur la friche industrielle du Verdon-sur-Mer, propriété du GPMB. Pure Salmon entreprend actuellement une étude hydromorphologique pour connaître l'impact sur la nappe durant la période d'étiage des fleuves.

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Une nouvelle pétition, quinze ans après

L'arrivée de salmonidés captifs a fait naître une grande curiosité. Mais aussi beaucoup d'interrogations. « On ne prendra aucune décision sans que les dossiers soient parfaitement étudiés et que toutes les études soient disséquées », temporise Monique Chéruette, présidente d'Estuaire pour tous, qui siège au conseil de développement du GPMB. « Quand on a rencontré Pure Salmon, ils avaient l'air d'avoir tout réfléchi mais quand on avançait dans le dossier, il nous apparaissait des zones d'ombre. » Depuis son opposition au projet de terminal méthanier en 2007, l'association aux 700 adhérents cherche à dessiner un isthme entre défense de l'environnement et développement sur la pointe. Équation insoluble ?

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Parmi les vestiges du terminal du Verdon, des grues à conteneurs et des quais qui s'avancent sur l'estuaire. (crédits : MG / La Tribune)

Les grues de l'ancien terminal portuaire éphémère de 37ha n'ont pas touché un conteneur depuis une dizaine d'années. Et illustrent l'échec du Port à faire de l'estuaire une place forte du trafic maritime sur la façade atlantique européenne. Après l'abandon du projet de terminal méthanier en 2009, suite à la mobilisation d'associations et élus des deux rives, on a entendu parler d'un avenir fait d'assemblage d'éoliennes ou de démantèlement de trains. Rien n'a vu le jour. L'arrivée de Pure Salmon, soutenue par le Port, est considérée comme une opportunité sérieuse par Estuaire pour tous. Ce qui lui vaut aussi de vives critiques d'un tout nouveau collectif... de défense de l'environnement.

4e port de la façade atlantique
Malgré 7 sites portuaires et industriels localisés sur l'estuaire, le Grand Port Maritime de Bordeaux ne parvient pas à dépasser les 8 millions de tonnes de marchandises par an, le plaçant juste derrière La Rochelle et très loin des leaders atlantiques Nantes/Saint-Nazaire et Le Havre. Le pic historique a été atteint avant la fermeture de la raffinerie pétrolière de Pauillac en 1986 avec plus de 13 millions de tonnes. L'arrêt du terminal à conteneur du Verdon en 2015 puis le retrait de la compagnie MSC en 2018 ont même fait craindre la faillite du Port, désormais orienté vers le développement d'énergies vertes pour doper son rebond.

Les membres de Eaux secours agissons, soutenus par les élus écologistes et insoumis, se sont positionnés résolument contre l'élevage de saumon en bord d'estuaire, défendant des revendications anti-spécistes et dénonçant un risque d'atteinte au milieu naturel. Des aléas que l'industriel dit vouloir prendre en compte en étudiant davantage l'impact sur la nappe d'eau saumâtre prélevée avant de redéposer les demandes. « Pure Salmon montre qu'il y aura des rejets dans l'estuaire après un passage en station d'épuration. Si on se retrouve avec des algues vertes comme en Bretagne, ce serait le scénario catastrophe », s'inquiète Eric Bentz, proche du collectif qui a recueilli 50.000 signatures sur une pétition en ligne. De la même façon que l'avait fait Estuaire pour tous à l'époque contre le terminal méthanier. Les plus anciens ont pourtant du mal à comprendre cette farouche opposition.

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« Ce n'est pas parce qu'on travaille sur l'environnement qu'on ne veut aucun projet ! Il faut réfléchir à l'avenir qu'on donne au village et à cette pointe », agite Monique Chéruette, tout en se défendant de « servir la soupe » à Pure Salmon ou au GPMB.

Dernière chance pour l'esturgeon ?

Il n'y a pas que sur le site du Verdon où la question de la défense de l'environnement prête à interprétation. Juste en face, sur le banc de sable sous-marin du Platin de Grave, l'affrontement entre biodiversité et économie connaît aussi une actualité en eaux vives. Après avoir exploité durant vingt ans une concession de sable pour alimenter l'industrie du béton, l'entreprise Granulats Ouest vient de voir son autorisation renouvelée pour la même durée par le Parc Naturel marin de l'Estuaire et de la mer des Pertuis (PNM EGMP). Longue appellation pour une institution qui a l'autorité sur le sujet et regroupe une grande diversité de membres élus, issus de la société civile et des services de l'État.

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Le site convoité pour l'exploitation de sable marin se trouve entre la pointe du Verdon et le phare de Cordouan. (crédits : MG / La Tribune)

Stupéfaction en avril dernier quand la reconduction est prononcée, à 30 voix pour et 19 contre comme l'indique Sud Ouest, malgré des avis négatifs (mais seulement consultatifs) des associations du territoire et du Syndicat Mixte pour le Développement Durable de l'Estuaire de la Gironde (Smiddest). Dans ces eaux, on trouve plus d'acronymes que de consensus. « La plupart du temps, les visions convergent », appuie Jean-Luc Trouvat, directeur du Smiddest. L'opposition a notamment été motivée par l'atteinte à l'écosystème de l'esturgeon sauvage, dont la Gironde est l'un des derniers lieux propice à la ponte en Europe. « Le dossier ne présentait pas de suivi de l'espèce, ni de comptage des individus », relate-t-il. Le Parc naturel marin a contraint Granulats Ouest à réduire le volume total de prélèvements d'un tiers et va lancer un comité chargé du suivi de l'impact de l'extraction.

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Pour l'extraction, ça passe, mais pour d'autres activités installées en bord de fleuve, l'avenir est beaucoup plus incertain. En amont, quand la Garonne n'a pas encore rejoint la Dordogne, les industries de la presqu'île d'Ambès risquent à la fois de dessécher sur place et d'être submergées par les eaux. Tout un paradoxe. Dans les années 2000, les industriels de la pétrochimie coopèrent pour financer une station de pompage dans le fleuve. L'objectif : avoir accès à une eau saumâtre pour le nettoyage des machines industrielles alors qu'il était jusqu'ici réalisé via un forage dans la nappe de l'éocène. Soit la réserve souterraine d'eau potable qui alimente chaque jour des centaines de milliers de personnes à Bordeaux. Même à l'époque, ça faisait tache.

L'eau qui monte au Bec

La station est opérationnelle en 2004 et l'exploitant prévoit de fournir jusqu'à 3 millions de mètres cube par an. Un volume qu'il n'atteindra jamais. Comme le révèlent les auteurs scientifiques de L'estuaire de la Gironde : un écosystème altéré ?, paru l'an dernier : « Les changements hydrologiques en cours ont conduit ces dernières années à une remontée du front de salinité de la Garonne, alors qu'il se situait historiquement au Bec d'Ambès. Or, cela n'a pas été anticipé par les concepteurs de l'usine qui ont placé les prises d'eau trop à l'aval. La présence de sel dans l'eau rend incompatible son usage avec les process industriels concernés. » Au passage, le bouchon vaseux formé par la rencontre entre eaux douce et salée remonte sur les fleuves, jusqu'à menacer la faune aquatique.

bec d'ambès

À la confluence des deux fleuves, le Bec d'Ambès accueille des industries pétrochimiques classées Seveso. (crédits : Smiddest)

Résultat : les industriels poursuivent leurs pompages dans la nappe de l'éocène, comme le confirme à La Tribune un représentant du Smegreg (Syndicat mixte d'étude et de gestion de la ressource en eau du département de la Gironde), alors que l'agglomération cherche justement à limiter la pression sur cette ressource. Pour stopper la gabegie, un système de réutilisation des eaux usées est en projet du côté de Saint-Loubès. Autre sursis pour les industries, Bordeaux Métropole a ouvert une réflexion l'hiver dernier sur un scénario de repli stratégique des activités du Bec d'Ambès en raison du risque de montée des eaux. « Avec l'élévation marine, le risque inondation va être exacerbé sur l'estuaire », confirme le directeur du Smiddest.

Faut-il pour autant dire adieu une bonne fois pour toutes au développement de l'estuaire face au climat et aux impératifs environnementaux ? Le Port, doté d'un patrimoine foncier de 2.500 hectares répartis sur sept sites portuaires et industriels, ne s'y résout pas : parc photovoltaïque, unité de méthanisation et synergies technologiques sont à l'ordre du jour. Autant de projets appréhendés à travers un jumeau numérique de l'estuaire, présenté en avril, qui doit permettre de projeter les aménagements futurs dans un environnement en mouvement accéléré. L'outil providentiel pour dompter la petite mer ? Au moins un allié bien utile pour la comprendre, tant elle a jusqu'ici contrarié les flots de son destin.

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Cet article est le premier volet de la série en quatre épisodes sur le destin économique et environnemental de l'estuaire de la Gironde, le plus vaste d'Europe.

1. Le climat submerge les activités industrielles de l'estuaire de la Gironde

2. Entre vin et nucléaire, l'épineuse diversification économique

3. Un tourisme devenu handicapant pour la côte charentaise ?

4. « Il n'y a pas une mais plusieurs identités estuariennes »

Maxime Giraudeau

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