Estuaire de la Gironde : « Il n'y a pas une mais plusieurs identités estuariennes » (4/4)

INTERVIEW. À cheval sur deux départements, entre des territoires aux dynamiques et identités très différentes, l'estuaire de la Gironde ne peut pas être appréhendé comme un tout. C'est en somme le discours des auteurs de « L'estuaire de la Gironde : un écosystème altéré », un ouvrage scientifique qui documente les multiples enjeux culturels, environnementaux et économiques. Entretien avec l'économiste Christophe Boschet et le géographe Baptiste Hautdidier, co-auteurs du livre (*).
Maxime Giraudeau
L'estuaire de la Gironde abrite de nombreux milieux naturels, notamment des îles.
L'estuaire de la Gironde abrite de nombreux milieux naturels, notamment des îles. (Crédits : Smiddest)

LA TRIBUNE - Pourquoi l'estuaire de la Gironde n'existe pas réellement en tant qu'entité ?

CHRISTOPHE BOSCHET - C'est le plus grand estuaire d'Europe mais sa taille varie selon la définition qu'on peut en avoir. Entre les chercheurs déjà il y a des divergences, si l'on s'adresse à un océanographe et un hydrologue qui vont prendre la limite de salinité des eaux, un géographe et un économiste qui vont dire qu'un territoire se définit à l'aune de ses enjeux communs... Si vous interrogez un politique, il va vous donner des frontières politico-administratives. Il y a aussi les caractéristiques physiques de l'estuaire, la rive gauche et la rive droite. Aucun dispositif n'a le même périmètre d'intervention mais aucun n'a moins d'utilité que l'autre. Ils sont tous importants puisqu'ils portent des enjeux légitimes.

Il n'y a pas une identité estuarienne. Une structure était vouée à ça : le Smiddest [Syndicat mixte pour le développement durable de l'estuaire de la Gironde, ndlr], mais, même s'il a grossi et porte de belles ambitions, il incarne aussi la volonté des élus qu'il représente. Je ne peux pas dire qu'il n'y aura jamais d'identité, tous ceux qui habitent sur l'estuaire se revendiquent estuariens. Mais la vision que chacun en a diffère trop pour qu'il y ait une identité commune.

BAPTISTE HAUTDIDIER - Il n'y a pas une mais plusieurs identités estuariennes. Si on s'éloigne de la gouvernance et qu'on regarde du côté des habitants, il y a des velléités et des attachements. Mais il y en avait surtout avant. Certaines ont subsisté mais beaucoup se sont transformées. Un fleuve, surtout quand il est grand, c'est à la fois un trait d'union et une frontière. Ce qui a peu à peu disparu au fil des siècles, ce sont des modes de vie que l'on pourrait qualifier d'estuairien, très tournés vers la subsistance. Depuis quelques décennies maintenant, il y a un retour d'intérêt pour le fleuve et l'estuaire. C'est quelque chose porté par l'évolution des modes de vie, c'est très citadin cette affaire-là. Ça induit un rapport au fleuve réel mais qui n'est pas le même que celui qui existait il y a une cinquantaine d'années avec le rapport au milieu, à la pêche mais aussi avec la mémoire industrielle qui a été pas mal battue en brèche. Le passé industriel de Pauillac a été très effacé par exemple, avec l'arrêt du programme de l'A380.

Lire aussiEstuaire de la Gironde : entre vin et nucléaire, l'épineuse diversification économique (2/4)

Cet effacement a-t-il été causé par l'attractivité de Bordeaux ?

BAPTISTE HAUTDIDIER - Oui, forcément il y a des mouvements de population et ce mouvement général vers la métropolisation. Les rapports de force ne sont pas les mêmes qu'auparavant. La relation des métropoles à leurs hinterlands [arrière-pays, ndlr] plus ruraux peut faire naître des tensions. C'est peut-être particulièrement exacerbé sur la rive gauche avec le Médoc qui est très enclavé, qui subit des formes de pauvreté très fortes. Ça fonctionne aussi avec le blayais sur la rive droite, mais ce ne sont pas les mêmes formes de pauvreté. En Médoc, la puissance des châteaux contrebalance cette image.

CHRISTOPHE BOSCHET - Au-dessus de Blaye, il y a de l'argent public lié à la centrale pour faire émerger des projets, mais c'est difficile de les faire venir en forçant la main. Ce n'est pas un ressentiment vis-à-vis de Bordeaux, c'est plutôt un problème structurel.

Vous avez mentionné un « retour au fleuve » et un regain d'intérêt depuis quelques dizaines d'années. Pourquoi apparaît-il très limité ?

BAPTISTE HAUTDIDIER - Je ne sais pas si limité est le bon mot mais c'est un retour en trompe l'œil. Les habitants, y vont, s'y baladent, les pistes cyclables ont été un gros succès. L'appréhension de l'épaisseur de l'estuaire, avec aussi ses marais, de ses espaces littoraux, était beaucoup plus présente avant dans les points de vue de ses habitants.

CHRISTOPHE BOSCHET - L'estuaire souffre aussi d'une grande concurrence : il y a le littoral atlantique à côté, les grands lacs, les îles charentaises au nord. L'idée c'est de dire qu'il y a un retour à l'estuaire, mais quelle est la demande ? Elle n'est peut-être pas très importante mais quand on dit qu'il y a un retour à la nature, on ne le mesure pas. En soit, on peut protéger le patrimoine naturel mais ce n'est pas un échec pour autant si personne ne va le voir.

Les difficultés de développement sont-elles dues aux fractures géographiques et politiques qui émaillent ces territoires ?

CHRISTOPHE BOSCHET - On peut dire quand même que, depuis vingt ans, l'estuaire a emprunté une trajectoire vers un développement durable fort. Les structures de développement économiques n'étaient pas très présentes, les perspectives industrialo-portuaires étaient limitées puisque le port envisageait de céder ses propriétés foncières plutôt que de mettre des terminaux un peu partout. Il y avait aussi des atouts environnementaux, comme les migrateurs amphihalins qui étaient en danger et des marais assez riches. Les digues vieillissantes pouvaient laisser entrevoir un retour des terres à la mer, ce qui ne s'est pas fait.

À la vue de ce qu'il y avait il y a vingt ans et de ce que l'on observe maintenant, je trouve qu'il y a eu un développement. On cite très peu la dynamique résidentielle, mais elle apporte un développement économique, qui n'est pas celui que l'on voit traditionnellement avec des usines. Si l'estuaire accueille de plus en plus de monde pour des excursions afin de venir voir la biodiversité, peut-être que c'est du développement économique aussi. C'était ça qui était un peu souhaité il y a vingt ans !

Lire aussiLe climat submerge les activités industrielles de l'estuaire de la Gironde (1/4)

(*) « L'Estuaire de la Gironde : un écosystème altéré ? Entre dynamique naturelle et pressions anthropiques », sous la direction de Benoît Sautour et Jérôme Baron. Collection « À la croisée des sciences », Presses universitaires de Bordeaux, 2020. (400 pages, 25 euros).

////////////////////////

Cet article est le premier volet de la série en quatre épisodes sur le destin économique et environnemental de l'estuaire de la Gironde, le plus vaste d'Europe.

1. Le climat submerge les activités industrielles de l'estuaire de la Gironde

2. Entre vin et nucléaire, l'épineuse diversification économique

3. Un tourisme devenu handicapant pour la côte charentaise ?

4. « Il n'y a pas une mais plusieurs identités estuariennes »

Maxime Giraudeau

Sujets les + lus

|

Sujets les + commentés

Commentaire 0

Votre email ne sera pas affiché publiquement.
Tous les champs sont obligatoires.

Il n'y a actuellement aucun commentaire concernant cet article.
Soyez le premier à donner votre avis !

-

Merci pour votre commentaire. Il sera visible prochainement sous réserve de validation.