« La réalité virtuelle entrera dans nos quotidiens par les usages professionnels »

INTERVIEW. Entre les difficultés à séduire le grand public et la pertinence croissante des applications professionnelles, la réalité virtuelle, augmentée ou mixte enchaîne promesses et désillusions. À la tête du pionnier bordelais Immersion, Christophe Chartier laboure ce marché fondamentalement innovant depuis 30 ans. De quoi nourrir une vision affutée des cas d'usages réels de ces outils à l'heure où le casque Apple Vision Pro promet une énième révolution.
À 57 ans, Christophe Chartier vient de fêter les 30 ans de son entreprise Immersion qui s'est lancée dans la réalité virtuelle et augmentée dès 1994.
À 57 ans, Christophe Chartier vient de fêter les 30 ans de son entreprise Immersion qui s'est lancée dans la réalité virtuelle et augmentée dès 1994. (Crédits : Agence APPA)

LA TRIBUNE - Créée au printemps 1994, la PME bordelaise Immersion fête actuellement ses 30 ans. Quel regard portez-vous sur ce chemin parcouru dans le monde des réalités virtuelles et mixtes ?

Christophe CHARTIER, CEO d'Immersion - Aujourd'hui, Immersion devient aussi un éditeur de logiciels de réalité étendue (XR), terme qui rassemble à la fois la réalité virtuelle, augmentée et mixte. On a commencé par vendre seulement du matériel avec lequel on a identifié des usages chez nos clients industriels et académiques. L'entreprise s'est nourrie de ces usages pour évoluer et en anticiper de nouveaux notamment autour de la gestion de crise. Tout cela nous a permis de développer, à partir de 2006, la suite logicielle collaborative Shariiing qui est utilisée aujourd'hui sous différentes formes - une table tactile collaborative, des écrans ou même une salle immersive - par nos clients. Il s'agit notamment d'industriels en France et à l'international tels que Renault, Airbus, Alstom, MBDA, Dassault Systèmes, Dassault Aviation, ArianeGroup mais aussi des ETI, PME et PMI.

Ce qu'on en retient, et ce qu'on a toujours défendu, c'est que, peu importe l'outil utilisé, la réalité virtuelle est une réponse parmi d'autres mais n'est en aucun cas LA réponse universelle. Le plus important c'est la vision qui lie l'ensemble de la démarche. Et on voit bien que les casques, plébiscités il y a quelques années, présentent le défaut de couper l'utilisateur de son environnement. D'où le retour en force des outils collaboratifs tels que les Caves (Cave automated virtual environment, salles immersives à plusieurs faces où l'utilisateur est complètement immergé, NDLR) et les powerwall (grands murs d'images en vidéoprojection ou en Led, NDLR).

Quels sont concrètement les cas d'usages où la réalité étendue est utilisée par vos clients aujourd'hui ?

Avec la démocratisation des casques et des prix, les outils de réalité étendue ne sont plus réservés seulement aux directions stratégiques ni à une poignée d'équipes de recherches expertes mais de plus en plus à des équipes plus nombreuses et plus opérationnelles. Nos solutions sont, par exemple, utilisées quotidiennement par des industriels pour valider des étapes clés dans le processus de conception d'un produit grâce à une palette de maquettes virtuelles affichées à l'échelle un sur un mur d'écrans. L'immense avantage c'est de permettre à des métiers très différents - conception, marketing, finance, utilisateurs - de s'approprier le même projet et d'interagir facilement. Cela permet de valider les étapes, de lever les erreurs de conception, de multiplier les hypothèses de conception ou même de faire des shootings photos sur des écrans de 17 mètres de long !

Un autre cas d'usage c'est le contrôle qualité d'un moteur automobile ou aéronautique par un opérateur dans l'usine grâce à un casque de réalité mixte. Cela permet à la fois de diminuer la charge cognitive et de fiabiliser les processus de contrôle qualité. Enfin, ces outils sont aussi utilisés dans l'enseignement et la formation parce qu'ils offrent des gains opérationnels, notamment à distance, mais permettent aussi de mobiliser et d'attirer les jeunes générations vers des métiers industriels jugés peu attractifs.

Lire aussiQuand l'industrie mise sur le jeu vidéo pour séduire les jeunes

Immersion

Une table tactile collaborative utilisée dans les ateliers de formations de l'UIMM Adour Atlantique (crédits : Immersion).

Sur ces marchés professionnels, quelles sont les tendances que vous portez ?

L'enjeu c'est de diffuser les outils de réalité étendue auprès des fonctions intermédiaires chez les industriels et les académiques. De notre côté, on inverse un peu la pyramide pour se concentrer non plus sur les outils techniques mais sur les logiciels au service de notre vision qui est de connecter n'importe qui avec n'importe quoi et n'importe quand pour mieux se comprendre et mieux décider. On travaille donc avec des experts des sciences cognitives pour mettre tout cela au service de l'usage recherché.

Parallèlement, nous constatons une maturité des marchés vis-à-vis de ces outils de réalité étendue grâce ou à cause des casques diffusés massivement par Meta, HTC et Microsoft. Dans ce contexte, nous affirmons notre vision du travail collaboratif sur le sujet du jumeau numérique. Nous y travaillons actuellement dans le cadre d'un projet CNRS nommé Descartes dans lequel le gouvernement de Singapour est impliqué pour modéliser la ville, ses flux et ses données. Cela peut nous permettre de cibler des grands comptes dans le secteur public, le bâtiment ou l'ingénierie. Le monde de l'enseignement et de la formation reste aussi un marché d'avenir, on y travaille avec l'Ensam (Ecole nationale supérieure d'arts et métiers) autour d'amphithéâtres hybrides - en présentiel et en distanciel - et multimodaux, c'est-à-dire capable de visualiser et partager tous types de données. Au fond, l'objectif d'Immersion est toujours le même : améliorer la capacité à agir et à décider autour d'une référence commune issue de données complexes.

Lire aussiComment la réalité virtuelle aide Ariane 6 à tenir son objectif de tir inaugural

Du côté du grand public, on nous promet depuis des années que la réalité virtuelle viendra bouleverser les usages. Et puis, une fois la hype passée, on voit bien que tout cela patine que ce soit dans les jeux vidéo ou dans les loisirs en général. Est-ce que vous considérez le verre à moitié vide ou à moitié plein ?

Chez moi, à titre personnel, je n'ai pas de casque. L'usage pour le grand public reste assez limité même s'il faut reconnaître qu'avec la qualité des casques et des développements actuels, le rendu visuel peut être extraordinaire et vraiment bluffant. Mais pour ce qui est des musées et expositions, le seul bémol à mon sens c'est que l'effet wahou prend encore trop souvent le dessus sur la dimension pédagogique, sur le récit qu'on veut porter...

Plus largement, à mon sens, l'adoption des casques ne sera pas massive tant qu'il y aura des interfaces un peu complexes et des freins ergonomiques tels que le poids du casque sur la tête et la durée de la batterie. Et on voit bien que les Gafam ne communiquent plus tellement sur le sujet... Quand tout cela passera par des lunettes très légères, l'adoption sera peut-être plus facile mais je vois davantage l'avenir dans des technologies directement embarquées dans les matériaux. Je pense, par exemple, à terme aux vitres des véhicules autonomes qui pourraient accueillir de la réalité augmentée. Et, à plus court terme, cela passera par nos smartphones.

Immersion

Près de 30 ans séparent le casque de réalité virtuelle importé en 1998 par Immersion pour son client PSA pour un million de francs, à gauche, de l'Apple Vision Pro commercialisé en ce début d'année 2024, à droite. Au milieu, c'est un casque de 2005 utilisé par Airbus pour le développement de l'A380 (crédits : Agence APPA).

La sortie du Apple Vision Pro peut-elle changer la donne ?

Ce casque est une vraie claque même s'il a encore beaucoup d'aspects négatifs. Je pense qu'il peut convaincre une certaine clientèle d'Apple à la fois fidèle et fortunée. Le Vision Pro n'est pas stressant ni oppressant, il permet de rester en contact avec le monde réel et on connaît la capacité d'Apple à créer de nouveaux usages. Mais on n'est pas encore dans la révolution du « spatial computing » promise par la marque et qui remplacerait nos ordinateurs portables... Cela dit ce casque reste une première version qui sera probablement améliorée et allégée dans les années qui viennent. Comme pour l'iPad, il faudra peut-être attendre la deuxième ou troisième génération pour voir des usages plus nombreux. Mais, à court terme, que ce soit avec ce casque ou avec d'autres, je reste convaincu que la réalité virtuelle entrera dans nos quotidiens par les usages professionnels.

Lire aussiDans les transports et les foyers, l'Apple Vision Pro crée de nouvelles interactions sociales

Et c'est d'ailleurs un marché où la concurrence est croissante tant du côté des géants de la tech que d'une myriade de startups. Comment percevez-vous cela avec vos 30 années de recul ?

Il y a en effet beaucoup de startups qui se lancent mais c'est le plus souvent pour créer des contenus plus que des usages. Ce sont souvent des acteurs complémentaires d'Immersion. Notre spécificité c'est d'avoir grandi avec nos clients industriels et académiques et d'être proches de leurs usages métiers. C'est-à-dire qu'on comprend ce qu'ils font et comment ils le font à l'échelle de l'opérateur humain. C'est un ingrédient essentiel et cela nous permet d'être le lien entre nos clients et les créateurs de contenus.

Lire aussiAvec VRD Studio, la réalité virtuelle fait parler les transports du futur

30 ans de réalité étendue

Créé en avril 1994, Immersion a débuté par l'import et la vente des premiers casques de réalité virtuelle sur le marché français avant de développer ses propres outils et logiciels au fil des ans et des retours de ses clients industriels. L'entrée en bourse signée en 2016 vise à accélérer et structurer l'activité logicielle. La PME bordelaise tutoie alors les dix millions d'euros de chiffre d'affaires... avant de vivre les coups d'arrêts du marché, notamment avec le lancement massif de l'Oculus par Meta (ex-Facebook) qui, en cassant les prix, a à la fois évangélisé et perturbé le marché de la réalité virtuelle. Tombé à 5,26 millions d'euros en 2020, le chiffre d'affaires de l'entreprise de 40 salariés se redresse progressivement pour atteindre 6,5 millions d'euros en 2023. « Nous serons résolument un éditeur de logiciels de réalité augmentée autour de la suite Shariiing. Nos solutions sont utilisées sur toute la chaîne de valeur d'un cycle de vie : innovation, conception, production, commercialisation, maintenance et formation. Nous avons des expertises en interaction humain-machine) et nous intervenons du calculateur graphique jusqu'à la visualisation », dessine Christophe Chartier, qui mise notamment sur l'essor du jumeau numérique pour nourrir sa croissance.

Sujets les + lus

|

Sujets les + commentés

Commentaire 0

Votre email ne sera pas affiché publiquement.
Tous les champs sont obligatoires.

Il n'y a actuellement aucun commentaire concernant cet article.
Soyez le premier à donner votre avis !

-

Merci pour votre commentaire. Il sera visible prochainement sous réserve de validation.