Livraison de courses : opérateurs géants et locaux croquent le marché du « dernier kilomètre » (1/3)

Les effrayés des courses en supermarché trouveraient-ils enfin leur remède ? Des plateformes livrent désormais à domicile, parfois en même pas quinze minutes. Le marché de la logistique du dernier kilomètre connaît un développement explosif depuis les confinements, à tel point que chaque opérateur doit investir un segment précis pour se démarquer. A Bordeaux, cinq nouveaux arrivants se jaugent et testent leurs modèles.
Maxime Giraudeau
Les entrepôts de stockage qui fleurissent sont optimisés pour organiser la livraison en un temps réduit.
Les entrepôts de stockage qui fleurissent sont optimisés pour organiser la livraison en un temps réduit. (Crédits : Thibaut Moritz)

"En 2030, Nathan est helper pour la société DO IT. Son métier ? Porter le parapluie de quelqu'un ou ouvrir une boîte de conserve pour une personne âgée." Les entreprises du quick commerce se sont peut-être inspirés de cette idée de série portée par le collectif bordelais Hotu en 2019. Car, déjà, la prophétie d'une société tournée vers l'individualisation des services est en marche.

Les nouveaux acteurs de la livraison de courses alimentaires ont débarqué dans la capitale girondine au début de l'été 2021. Créées récemment pour la plupart, encore en phase de test pour certaines, ces entreprises aux profils différents surfent toutes sur une même tendance à l'essor des services de l'immédiateté. La société post-confinements révèle bien un accroissement des besoins citadins et une impatience croissante des consommateurs.

"La logistique du "dernier kilomètre" est un point crucial, qui fait l'objet de toutes les attentions des acteurs de la distribution. Il y a un recentrage des acteurs publics et privés sur les centre-ville" pointe Sandrine Heitz-Spahn, docteure en sciences de gestion à l'Université de Lorraine et chercheuse en comportement du consommateur.

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Livraison (trop) peu chère...

C'est cette question de l'acheminement final du produit et d'un modèle économique rentable qui obsède les nouveaux du "quick commerce" Gorillas et Cajoo, et la plus ancienne Everli, trois opérateurs arrivés sur Bordeaux dès l'été 2021. Le fonctionnement des deux premiers repose sur des entrepôts logistiques fermés au public où sont stockées les références alimentaires avant d'être expédiées à vélo.

"Chez Gorillas, nous sommes avant tout un commerçant qui assure la livraison. Nous stockons les produits et amenons la commande au client", propose Paul Choppin, consultant pour la startup allemande lancée en mars 2020. L'entreprise, qui a bouclé des levées de fonds à plusieurs dizaines de millions d'euros au départ, est aujourd'hui présente dans huit pays européens. Lancée en France en avril 2021, elle a annoncé le 4 novembre un partenariat stratégique avec le groupe Casino pour bénéficier de produits de "qualité exceptionnelle". Et un autre avec le Paris Saint-Germain pour "augmenter sa force de frappe", selon les communiqués de presse. Chez Gorillas, on vise la lucarne mais surtout, on tire vite.

Avec deux dark stores à Bordeaux, l'opérateur vous promet une livraison en dix minutes. Même pas le temps de prendre une douche pour recevoir votre coursier. Gorillas se fournit auprès de grossistes et applique, de ce point de vue, le même modèle que celui de la grande distribution. En plus de cette marge réalisée sur les produits à l'unité, les bénéfices sont complétés par les frais de livraison, s'élevant toujours à 1.80 euros. Des frais comparables aux 1.95 euros proposés par Cajoo et qui interrogent sur la rentabilité du modèle.

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dark store Gorillas

Devant le dark store de Gorillas, cours d'Albret à Bordeaux le 17 novembre. (Crédit photo : Maxime Giraudeau)

...pour des frais de lancement qui s'envolent

Chez Cajoo, lancée en février 2021 et qui se revendique comme le premier opérateur français de la livraison de courses, on défend l'outil "dark store" : "L'intérêt est de ne pas mélanger les flux. Ici, tout est optimisé pour disposer de stocks et préparer une commande très rapidement", explique Guillaume Luscan, cofondateur de l'entreprise lancée avec six millions de dollars [5,3 millions d'euros].

Pour rattraper son retard face à Gorillas et aux autres acteurs, la française s'est alliée avec Carrefour à la rentrée. Le géant de la distribution est entré au capital de Cajoo pour 40 millions de dollars [35,4 millions d'euros] et lui assure un accès privilégié pour se fournir directement auprès de sa centrale d'achat.

Des alliances stratégiques  nécessaires pour grandir rapidement car les coûts de développement se révèlent très élevés.

"Pour ouvrir nos boutiques, nous payons un an de loyer à l'avance, nous effectuons des travaux dans le local et finançons le matériel des livreurs. Ce sont des niveaux d'investissements très importants", détaille Guillaume Luscan.

Pour faire tourner ses dark stores, qui comprennent plus de 2.000 références, les deux concurrents assurent employer entre 20 et 30 salariés par adresse. Même les livreurs sont en CDI - du moins pour une partie du modèle - et la comparaison avec les livreurs de repas auto-entrepreneurs serait, en apparence, mal venue.

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livreur Cajoo

Un coursier Cajoo part en livraison depuis la place des Capucins à Bordeaux le 17 novembre. (Crédit photo : Maxime Giraudeau)

Codes promo à gogo

Pourtant chez le troisième acteur, Everli, on défend encore ce modèle. Logique quand on sait que l'entreprise italienne a commencé à faire livrer les courses à domicile en 2014. Depuis sept ans et désormais installée à Bordeaux, "qui n'est qu'une première marche avant d'investir d'autres villes françaises", l'opérateur envoie des auto-entrepreneurs faire les courses directement en grande surface pour les acheminer chez le client et par leurs propres moyens de déplacement.

Pour se démarquer, l'Italien, encore en manque de partenariat avec une enseigne française, joue la carte de la sélection des produits. "Les clients ne veulent pas de compromis avec la fraîcheur. On ne se focalise pas sur la vitesse de livraison mais sur le choix. Si le client veut une bière fraîche ou un fruit mûr, c'est possible avec Everli", vend Federico Sargenti, CEO de l'entreprise. Impossible de savoir combien la plateforme emploie de livreurs, mais un fait surprend : le client paie le coût du service 4.90 euros, soit plus du double que celui appliqué par ses nouveaux concurrents. La fougue de la jeunesse passe par une compétitivité agressive. Et chacun y va de son offre de lancement ou autre code promotionnel pour capter le marché. Clément, un livreur bordelais, dit même avoir commandé via l'un des acteurs "tellement ils bombardent de mails avec des réductions".

Réguler pour mieux régner ?

Une lutte pour gagner des parts de marché que la municipalité bordelaise observe déjà avec un brin de crispation. Elle qui avait soutenu la fiction sous le mandat précédent par un soutien financier au collectif Hotu, digère mal le passage à la réalité.

"Si ces plateformes affichent des objectifs d'emplois en CDI, nous restons dubitatifs. Berlin s'est retrouvé en blocage d'entrepôt à cause de conditions salariales défaillantes [ndlr : des salariés s'étaient fait licenciés après une grève]. Une livraison de courses en dix minutes laisse penser qu'il va y avoir des pressions importantes pour les livreurs", envoie Nadia Saadi, adjointe au maire de Bordeaux chargée de l'accompagnement des mutations économiques.

La mairie, qui a déjà reçue Gorillas avant son lancement, confirme qu'une cellule de veille sera activée et pourrait aboutir à réguler l'activité des opérateurs, comme ce sera prochainement le cas avec les plateformes du free-floating. Mairie éprouvée, craint la bataille. Et préférerait voir des acteurs locaux s'emparer du marché.

Ils sont justement deux à s'y essayer. L'un existe déjà et se nomme Alenvy. Dans cette société, lancée à Bordeaux par trois jeunes entrepreneurs en août 2020 - sur leur ancienne plateforme À portée d'bio - les livraisons et les collectes sont effectuées par les fondateurs eux-mêmes et en camion. Grâce à sa marketplace, Alenvy et ses 15 salariés veulent "faciliter l'accès à une alimentation saine et responsable" en proposant des produits locaux. 80 % du catalogue est composé par des représentants des circuits courts pour un total de 150 producteurs.

La boîte qui ne livre pas

"On se démarque par rapport à notre approche de la consommation : d'où viennent les produits, comment sont-ils fabriqués... Et on leur attribue une note de qualité", développe Erwan Moullec, l'un des cofondateurs. La commande du client est carrément notée selon la vertu de l'achat indiquée par la plateforme et donne accès à un système de cashback (réductions à faire valoir sur les prochaines commandes). Les 200 livraisons hebdomadaires s'étalent sur toute la métropole bordelaise, jusqu'à l'Entre-deux-mers et même le bassin d'Arcachon. Et si elles peuvent être effectuées dans la journée, elles ne rivalisent pas avec la rapidité des grandes plateformes citées plus haut. Alenvy a ouvert à Toulouse en septembre 2021 et se projette sur une levée de fonds en 2022 pour percer à Montpellier, Lyon et Nantes. Sans compter quelques embauches prévues pour le début d'année.

alenvy

Erwan Moullec, à gauche, et Victor Terrien, à droite, ont cofondé Alenvy qui livrera bientôt avec des vélos électriques sur Bordeaux métropole. (Crédits : Thibaut Moritz / Agence APPA)

C'est d'ailleurs dans ce même temps que l'entreprise Audette débarquera sur le marché. Lancée depuis l'antenne béglaise de Bordeaux Technowest par trois entrepreneurs, dont deux étudiants, fin 2020, la startup ne livrera pas les produits des commerçants à domicile. Prenant le contrepied de la livraison expresse, Audette se veut être une entreprise de logistique, fonctionnant comme un drive avec une marketplace, qui "apporte des produits de haute valeur ajoutée à une frange des consommateurs aux revenus élevés n'allant plus au supermarché", vise Denis Roucou, son président. Sur le catalogue, les réputés pâtissiers Valantin, Pariès et seulement des commerçants locaux de renommée.

Acheter le produit, sans le connaître

C'est bien là un aveu que les autres ne font pas : la demande pour ce service se situe dans la catégories sociaux-professionnelles élevées, et spécifiquement chez celles qui habitent les centre-ville ou certaines zones des métropoles. L'entrepôt logistique de l'Audette sera situé dans la zone d'activités de Pessac Bersol, à l'ouest de l'agglomération bordelaise, et couvrira ainsi toute la zone entre la rocade et les boulevards jusqu'à Bègles. Denis Roucou est convaincu que le créneau est porteur.

"Nous amenons un service qui permettra d'aller chercher d'autres clients que ceux qui fréquentent déjà ces commerces", appuie-t-il.

Un service que paieront les consommateurs, via une commission appliquée sur chaque produit commandé et qui constituera la source de revenus de la startup.

Pour financer son décollage, Audette a déniché trois investisseurs locaux et obtenu une subvention régionale au forceps, en plus des fonds propres investis par le trio fondateur et une campagne de crowdfunding en cours. A terme, des embauches en contrats courts puis en CDI peu qualifiés seront effectuées.

En attendant le lancement du drive prévu pour mars 2022, la jeune pousse va s'appuyer sur une activité de préparation de repas du midi pour les salariés de Pessac Bersol. Pour son patron, pas question de les livrer à vélo, un moyen de transport "trop dangereux". Une façon aussi de se démarquer de l'ultra-rapide. Plus un produit serait de qualité, plus il faudrait l'attendre longtemps ? Mais il est impossible d'apprécier les valeurs sensorielles d'un aliment et d'évaluer sa qualité sans le rencontrer dans sa boutique. C'est pourtant ce que tous ces acteurs proposent en s'immisçant dans le couple en crise des consommateurs et commerçants pour un ménage à trois bien aventureux.

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