LA TRIBUNE - Quand avez-vous décidé de vous lancer dans une activité de fabrication française de masques sanitaires ?
Antoine PONTAILLIER - La prise de conscience date d'il y a exactement deux ans lors du 1er confinement du 17 mars 2020 quand nous avons été très sollicités par nos clients traditionnels du secteur agro-alimentaire pour leur fournir des masques. C'est le 19 mars, en lisant un édito dans La Charente Libre expliquant qu'on ne savait pas fabriquer de masques en France malgré notre inventivité et nos savoir-faire industriels, que j'ai décidé de relever le défi. Avec d'autres entreprises, on s'est lancé dans une démarche solidaire pour fabriquer en urgence un masque certifié à 95 % de filtration en détournant une petite partie de notre outil industriel. Si bien que dès le 1er avril 2020, nous étions capables de produire jusqu'à 100.000 masques par jour !
Et dans un deuxième temps, je me suis posé la question de me doter d'un vrai outil industriel dédié à la production de masques. J'ai identifié une convergence stratégique entre notre activité traditionnelle qui porte sur la sécurité de la chaîne alimentaire et celle de la sécurité des personnes. Et comme on n'a pas une culture de négociant, de commerçant ou de distributeur mais bien de fabricant, le 15 avril j'ai appuyé sur le bouton pour créer Next Safe. J'ai pris la décision d'investir dans la construction d'une usine dédiée sur du foncier que nous avions en réserve. Puis tout est allé très vite...
C'est-à-dire ?
On a mené les études en quelques mois avant de donner le premier coup de pioche le 4 septembre 2020 puis la livraison de l'usine le 4 mars 2021, un an tout juste après le 1er confinement ! Cette usine de 2.800 m2, qui ressemble plus à un laboratoire qu'à une usine, représente un investissement de 10 millions d'euros avec un soutien financier du Feder (fonds européen de développement régional). Aujourd'hui, 17 salariés travaillent sur le site qui dispose d'une capacité annuelle de production de 75 millions de masques chirurgicaux et de 60 à 65 millions de masques FFP2. Finalement, on a construit l'usine en six mois... mais on a dû attendre douze mois pour obtenir la certification. Cherchez l'erreur !
Quels sont les marchés que vous ciblez aujourd'hui ?
Notre ambition c'est d'être la référence de fabrication de masques au long cours en Nouvelle-Aquitaine en se mettant au service du territoire. On se donne trois ans pour y arriver. Cela signifie d'avoir prioritairement des clients régionaux et de servir en priorité nos clients qui utilisaient des masques avant le Covid, en utilisent pendant la pandémie et en utiliseront après. Ce sont les professionnels de l'alimentation, de l'agroalimentaire, de la santé ou encore des Ehpad. Et, plus largement, la clientèle des entreprises en général.
Je crois qu'aujourd'hui que la guerre en Ukraine repose de manière claire les problématiques d'approvisionnement en énergie et en matières premières et notre dépendance vis-à-vis de certaines régions du globe. Et finalement, en 2020, tout est parti d'une injonction présidentielle pour s'affranchir d'une forme de dépendance stratégique sur les produits de santé et donc d'aller vers du patriotisme économique.
Sur ce point, alors que les élus de tous bords défendent la réindustrialisation du pays et une forme d'indépendance économique et stratégique, la commande publique a-t-elle été au rendez-vous au niveau des collectivités locales et des administrations ?
Non, cela a très long et compliqué. À ce jour, je n'ai signé aucun contrat de fourniture de masques avec une structure publique ! Des collectivités régionales nous ont acheté des masques au fil de l'eau, parfois sur de gros volumes, mais pas dans le cadre d'appels d'offres. Et parfois, nous n'avons même pas été consultés pour des marchés publics lancés par certaines collectivités de la région. Je m'en suis très directement et vertement expliqué avec les élus locaux concernés. Soyons clairs : je n'ai aucune exigence d'être retenu dans ces appels d'offres mais, en revanche, il me semble naturel d'être au moins consulté !
Comment expliquez-vous ce décalage entre la parole politique et les actes ?
Excellente question ! Ce que je constate c'est l'écart entre la volonté politique affichée sur le territoire et la réalité des décisions des structures d'achat qui ne sont pas organisées pour répondre à ces demandes. Mais c'est en train de changer : aujourd'hui, nous sommes quasi-systématiquement consultés dans les appels d'offres de commande publique alors que ça n'a pas été du tout le cas depuis deux ans. Cela a pris beaucoup de temps pour inverser le logiciel et il a fallu passer par la publication le 14 janvier 2022 d'un guide de bonnes pratiques sur les achats publics cosignés par les ministères de la Santé et de l'Industrie. Ce ne sont pas tant les acheteurs publics qui étaient en cause mais le carcan administratif dans lequel ils se trouvaient.
L'usine Next Safe sortie de terre en six mois et opérationnelle depuis mars 2021 (crédits : Next Safe).
Ces nouveaux critères de la commande publique sont-ils en mesure d'inverser la tendance ?
En tous cas je l'espère. Auparavant, 80 % des critères concernaient le prix, 10 % les retombées économiques et sociales et 10 % la qualité. Désormais, ce rapport est complètement inversé : 30 % pour l'aspect technique, 30 % pour la logistique et la traçabilité, 10 % pour les retombées économiques et sociales, 10 % pour l'impact carbone et seulement 20 % pour le prix. Maintenant, il faut que ce nouveau logiciel se mette en place et ça peut prendre un peu de temps. Mais, désormais, nous sommes très bien positionnées vis-à-vis de ces critères.
Notre usine de Nersac, en Charente, est auditable et visitable et nos masques sont de qualité et produits en local. Cela n'a plus aucun sens pour un acteur public local d'aller acheter des masques à l'autre bout du monde ! J'espère donc que les acheteurs publics comprennent mieux l'importance de sécuriser leurs approvisionnements au long cours. Beaucoup sont déjà engagés sur des marchés qu'ils doivent purger avant d'en passer de nouveaux plus durables et responsables.
Les masques chinois restent pourtant hégémoniques en France et la Coop des masques, née fin 2020 dans les Côtes-d'Armor, sur les cendres de la dernière usine française de masques chirurgicaux, vient d'être placée en redressement judiciaire. Comment se situe votre produit en termes de prix par rapport à un masque fabriqué en Chine ?
Je ne pourrai pas vous dire exactement. J'entends parler de masques chinois vendus à deux centimes quand nous sommes entre quatre et cinq centimes. Mais il faut regarder aussi les coûts de transport depuis la Chine, qui flambent, et, bien sûr, la qualité du produit . Ce que je sais c'est que nous fabriquons des masques de qualité directement sur le territoire du Grand Angoulême.
Le problème c'est qu'il y a une inertie coupable qui fait que 97 % du marché des masques sont toujours chinois aujourd'hui. On pourrait penser qu'on n'a rien retenu de ces deux ans de pandémie ! Si la crise sanitaire revient, on sera toujours dépendant. Alors même qu'avec la trentaine de fabricants français sur le marché on serait en mesure de fournir tous les besoins stratégiques des entreprises et structures publiques !
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