Production de médicaments, pour l'économiste Marie Coris "l'Etat doit reprendre la main"

Marie Coris est maître de conférences en économie à l’Université de Bordeaux et membre du Groupe de recherche en économie théorique et appliquée (Gretha), laboratoire commun à l’Université de Bordeaux et au CNRS. Elle participe au groupe de réflexion lancé par la Région Nouvelle-Aquitaine à la suite de la crise sanitaire provoquée par la pandémie de Covid-19. Mais Coris a accepté de répondre à La Tribune sur l’éventuelle relocalisation en France de la production de matériels médicaux stratégiques low cost, comme les masques, et de médicaments.
Marie Coris, maître de conférences en économie à l’Université de Bordeaux et membre du Groupe de recherche en économie théorique et appliquée (Gretha).
Marie Coris, maître de conférences en économie à l’Université de Bordeaux et membre du Groupe de recherche en économie théorique et appliquée (Gretha). (Crédits : Marie Coris)

LA TRIBUNE - Le coronavirus a révélé que les Français dépendent de l'étranger pour leur santé, alors sera-t-il un jour possible de relocaliser la production de certains produits médicaux et de médicaments aujourd'hui délocalisée en Inde ou en Chine ?

MARIE CORIS - La crise du covid-19 révèle les fragilités de l'organisation productive globale. Des problèmes d'approvisionnement et de ruptures de stocks sont constatés depuis des années sur des consommables de santé. Cela est la conséquence de la logique d'internationalisation de la chaîne de valeur qui a prévalu au cours des quatre dernières décennies et qui a conduit à la délocalisation des sites de fabrication en Chine et en Inde.

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L'allongement des chaînes de valeur, l'accroissement de la division du travail et le fonctionnement à flux tendus nous mettent dans une situation de dépendance. Face à cela, plusieurs pistes d'action ont été évoquées : depuis la simple plateforme de signalement jusqu'à la relocalisation de la production des principes actifs, en passant par la constitution de stocks. La relocalisation est perçue comme la meilleure garantie d'indépendance. Mais, pour être honnête, les relocalisations ne se feront pas en un claquement de subventions où en demandant gentiment aux entreprises de revenir.

Comment des groupes pharmaceutiques, qui ont délocalisé dans des pays à bas coût de main d'œuvre pour augmenter leurs marges, pourraient-ils être tentés par une relocalisation industrielle en France ?

Le coût n'est pas la seule raison à ces (dé)localisations car la croissance de la demande de médicaments émanant de ces pays joue aussi dans les choix de localisation. Mais le coût de production est l'un des principaux facteurs de compétitivité, notamment pour les produits matures tombés dans le domaine public (médicaments génériques par exemple). Combler les écarts de coûts pourrait inciter les entreprises à rapatrier une partie de leur production.

Sur quels leviers pourrait jouer l'Etat pour favoriser cette relocalisation ?

Les premiers auxquels on pense sont les mesures fiscales visant à réduire ces écarts de coûts de production. En aval, l'Etat peut aussi agir sur le prix du médicament, afin de répercuter l'augmentation du coût de production dans son prix de vente final. Les principes actifs pèsent finalement peu dans le coût du médicament (et donc dans son prix) mais les industriels rappellent que chaque centime compte pour leur compétitivité. De ce point de vue, la situation est exacerbée par les différentiels de prix des médicaments entre pays au sein de l'Union européenne. Dans le jeu de notre mondialisation, toute relocalisation ne peut donc se penser sans une aide de l'Etat. Mais ce serait là une stratégie réactive, visant la gestion de crise, voire celle des pénuries. Une sorte de pansement, car ce n'est pas sur les conséquences qu'il faut agir, mais sur les causes. On ne pourra pas enclencher de mouvement de relocalisation sans changer les règles du jeu. Le problème qui se pose alors, c'est que peu de choses dépendent de l'échelon national. Beaucoup de ces règles du jeu sont décidées et négociées au niveau international.

Aéroport Bordeaux coronavirus

Moins touchée que les autres régions, la Nouvelle-Aquitaine a été la première a accueillir des patients du Grand-Est (Agence Appa/Thibaud Moritz)

Peut-on évaluer le coût que pourrait avoir pour l'Etat une telle stratégie d'aide au retour ?

Difficile de l'évaluer mais il sera en tout cas à mettre en parallèle avec le coût de la stratégie de confinement. En effet, le choix du confinement est en partie la conséquence de notre dépendance sur un certain nombre de biens consommables de santé (tests, masques, médicaments, solutions hydro-alcooliques, respirateurs etc.). Le coût social de ce dernier peut ainsi être en partie attribué au choix de l'internationalisation des échanges. Cette internationalisation a été guidée par la réduction des coûts de production dans une logique conduisant à faire de la baisse du prix des produits importés un levier de l'augmentation du niveau de vie des populations. En revanche, les risques et coûts liés à l'interdépendance des sites de production et aux ruptures d'approvisionnement n'ont, eux, pas été réellement pris en compte. On le mesure aujourd'hui, ils interrogent fortement les avantages réels de l'internationalisation de la production et des échanges.

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La Région Nouvelle-Aquitaine, présidé par Alain Rousset, a annoncé vouloir s'investir dans la relocalisation de la fabrication de matériels médicaux et de médicaments. Il a lancé un groupe de réflexion dans ce sens auquel vous participez. Comment s'organise cette démarche régionale, avec quels acteurs ?

La crise du Covid-19 a révélé une incohérence entre les espaces de régulation des besoins des populations et la mondialisation productive et commerciale. C'est directement au niveau local que la crise sanitaire est subie et que le besoin de sécurité sanitaire s'exprime. En conséquence, il y a urgence à s'interroger sur la place que pourrait prendre le niveau régional dans les transformations visant à renforcer la sécurité sanitaire des populations. C'est ce que fait la Région. Elle a créé un espace de réflexion participatif avec les industriels néo-aquitains, des représentants des instances nationales et régionales, et des chercheurs pour se saisir de ces questions et étudier les marges de manœuvre de la Nouvelle-Aquitaine en termes de politique industrielle.

Quel est votre rôle dans cet espace de réflexion régional ?

En tant que chercheuse, ma mission est de saisir ces préoccupations pour en faire un objet de recherche, en vue de contribuer à la réflexion pour l'action publique. Du côté des économistes du Gretha, nous avons constitué une petite équipe de chercheurs spécialisés en économie politique et de la santé (avec Christophe Carrincazeaux, Philippe Gorry, Matthieu Montalban et Alain Piveteau) pour traiter de la capacité à produire et/ou à assurer l'approvisionnement permettant de répondre aux besoins en santé sur le territoire, y compris en situation de crise aigüe. L'objectif est de parvenir à proposer des outils et des dispositifs de politique industrielle et sanitaire. L'analyse et les faits ne parlant pas d'eux même, le groupe de réflexion devrait permettre une collaboration étroite avec les acteurs régionaux pour la production rigoureuse de recommandations sur les décisions à prendre.

Patient covid-19 Bordeaux Nord

En plus du CHU et des centres hospitaliers publics, l'énorme pôle privé de la clinique Bordeaux-Nord a été mobilisé (Agence Appa/Thibaud Moritz)

Quels moyens pourraient-ils être mobilisés et à quels obstacles se heurte cette initiative ?

La Région dispose de plusieurs leviers d'action sur son territoire, notamment les aides et l'accompagnement des entreprises. Les obstacles viennent du fait que rien, ou presque, ne se décide au niveau régional (prix des médicaments, législation et réglementation, etc.). La Région peut cependant impulser une véritable dynamique participant d'un volontarisme politique fort. Elle est aussi un vrai relai aux niveaux national et européen. Au-delà de la question de la relocalisation, la Région doit évaluer les atouts dont elle dispose ou pourrait disposer. Le (re)positionnement de certaines capacités productives régionales est à étudier. La forêt des Landes de Gascogne peut-elle, par exemple, être un atout pour un positionnement pérenne en matière de production de consommables d'hygiène ? Concernant les dispositifs médicaux, il convient de mesurer le degré de dépendance aux compétences, composants et équipements dit low tech sur lesquels on pourrait alors décider de conserver des capacités territoriales. Enfin, certaines innovations semblent particulièrement valorisables. Par exemple, le positionnement néo-aquitain sur la télémédecine mérite ici une attention toute particulière.

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La Région a-t-elle élaboré un programme ?

La Région s'est dotée d'un premier agenda, à 18 mois (à compter d'aujourd'hui) afin de soutenir les efforts de recherche et d'accélérer les innovations pour lutter contre la crise et préparer l'après-crise. L'appel (et les subventions associées) cible directement les entreprises, les établissements de santé, les associations de patients, les établissements publics d'enseignement supérieur et de recherche et les centres technologiques implantés en Nouvelle-Aquitaine. La temporalité de cet agenda permettra de comprendre d'où proviennent les défaillances : analyser finement les déterminants ayant conduit à cette situation, repérer les points de fragilité et de dépendances, révéler les logiques d'acteurs privés et publics, et les systèmes de règles qui ont fait la situation telle qu'elle est.

Coronavirus Bordeaux confinement

Le coût de la relocalisation des industries de la santé à mettre en parallèle avec celui du confinement (Agence Appa/Thibaud Moritz)

C'est un travail nécessaire à mener en partant des réalités concrètes du terrain et avant de penser aux solutions. Car il ne s'agit pas de fournir des « prêts-à-agir » aux décideurs mais d'aider à la construction de nouvelles solutions négociées (en territoire ?) afin de faire mieux demain. Bref, relocaliser semble être une solution logique. Si ce mouvement se réalise, il sera probablement lent et partiel et d'autres solutions doivent aussi être mises à l'étude. Il serait donc illusoire de laisser croire au politique qu'on repart d'une page blanche, à noircir de solutions miracles.

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Dans une intervention récente, vous avez évoqué la nécessité de réussir l'harmonisation fiscale dans l'Union européenne, qui n'a jusqu'ici jamais réussi à fonctionner. Vous croyez que son application est toujours possible ?

Pour beaucoup d'économistes, l'harmonisation fiscale au niveau européen semble une condition non négociable. On se rappelle, par exemple, du poids de la concurrence fiscale sur les décisions de localisation des entreprises du bio-médicaments en Irlande. Mais c'est une décision politique. Plus généralement, l'action sur la réglementation est aussi une option avancée, car elle est à la fois un facteur de délocalisation de la production (on va là où la réglementation est plus souple) et un facteur inverse de relocalisation (la taxe carbone par exemple, ou pourquoi pas, celles sur le travail des enfants). Dans un contexte de crise sociale et environnementale, c'est une piste qui pourrait être prometteuse.

Aux Etats-Unis, Donald Trump a déjà agité l'argument de la sécurité nationale, vis-à-vis d'autres pays mais aussi, semble-t-il, à l'égard de firmes américaines pour les convaincre de relocaliser. Faut-il en conclure que le nationalisme est en train de redéfinir la mondialisation ?

Le nationalisme n'est pas une réponse économique pour les petits pays, comme la France, car ils n'ont pas les moyens de produire l'ensemble des consommables de santé qui leur sont nécessaires. A l'échelle européenne, en revanche, la question pourrait se poser différemment, en raison de la taille du marché. On pourrait envisager de s'inspirer des stratégies des pays émergents (en particulier Inde et Chine) où l'accès au marché est lié à des négociations de production sur place. Des labels de type « Made in France » ou « Made in Europe » sont aussi sur la table.

Une autre piste pourrait être de repenser la mondialisation et les chaînes d'approvisionnement en termes de régionalisation, en actionnant des circuits courts basés sur des partenariats renouvelés avec des pays peu éloignés de la France, comme ceux d'Afrique du Nord notamment. On le voit, le besoin de repenser la stratégie industrielle pour garantir la sécurité sanitaire va bien au-delà de la compensation des manques à gagner. Repli nationaliste non, mais volontarisme politique : l'Etat doit reprendre la main et ne plus se contenter d'un rôle de pompier d'une concurrence non régulée. Mais surtout, toute politique industrielle doit se penser dans l'articulation des échelles et des espaces de régulation : Région, Pays, Europe. Plus encore, c'est le statut du bien concerné qui mérite d'être discuté. Le médicament, et plus généralement la santé, doit-il se penser comme un bien privé (ainsi que c'est largement le cas aujourd'hui) ou un bien commun ? S'il y a urgence à se saisir de ces questions et à ouvrir le débat, il ne faut pas s'en saisir dans l'urgence.

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