De la plante jusqu'au réservoir : Bordeaux ouvre le délicat chantier des carburants aériens durables

Les carburants d'aviation durables (SAF) sont-ils pertinents pour décarboner le trafic aérien ? Et, surtout, comment s'y prendre pour les déployer ? C'est pour répondre à ces questions complexes que la Fondation Bordeaux Université lance avec l'Université et l'aéroport de Bordeaux un programme de recherche pour dessiner une filière régionale, traçable et durable. L'initiative est présidée par l'ancien ministre des Transports Jean-Baptiste Djebbari. Explications.
(Crédits : Agence APPA)

Les SAF, les carburants d'aviation durables, posent probablement autant de questions qu'ils n'apportent de réponses au défi de la décarbonation du trafic aérien. Loués pour leur caractère immédiatement opérationnel et leur empreinte carbone théorique jusqu'à 80 % inférieure au kérosène classique sur l'ensemble du cycle de vie, ils se heurtent dans les faits à de multiples obstacles : coût nettement plus élevé, logistique complexe, acceptabilité sociétale et quantité disponible compte tenu de la concurrence avec des usages plus essentiels tels que l'alimentation. Mais ce qui est aussi certain c'est que le règlement européen Refuel adopté en septembre 2023 imposera dès 2025 d'incorporer 2 % de SAF - bio carburants et carburants synthétiques - dans le kérosène des vols en et au départ de l'Europe. Puis 6 % en 2030 avant 34% en 2040 puis 70 % à l'horizon 2050 ! Pour l'aéroport de Bordeaux, qui propose des SAF depuis mi-2022, « à trafic constant, cela représenterait six millions de litres contre 500.000 litres délivrés en 2023, soit environ 1 % de la consommation totale », pointe Simon Dreschel, son président.

Un million d'euros sur quatre ans

Un véritable tour de force qui suppose de regarder le sujet dans sa globalité. « Les SAF c'est le gros sujet de l'aviation des quinze prochaines années avant que l'électrique ou l'hydrogène ne puisse prendre le relais. Il faut donc trouver des solutions rapidement », observe Michel Dubarry, le président de la Fondation Bordeaux Université, qui annonce un programme de recherche ambitieux doté d'un million d'euros sur quatre ans pour étudier scientifiquement les différentes facettes du sujet. Lancé avec l'Université de Bordeaux et l'aéroport de Bordeaux-Mérignac, le budget est déjà sécurisé pour moitié grâce à sept premiers mécènes : l'aéroport, Airbus, EDF, Elyse Energy, Groupe Socatra, Suez et Terega. D'autres acteurs publics et privés dont la Région Nouvelle-Aquitaine et TotalEnergies sont également sur les rangs. Pour l'aéroport bordelais c'est une première, comme le souligne Simon Dreschel : « Nous avons en région les ressources pour délivrer des SAF traçables et réduire notre empreinte carbone, nous devons ouvrir la voie pour les aéroports régionaux en montrant qu'il est possible de structurer des filières locales pour décarboner le scope 3 de nos émissions (*). »

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Plusieurs axes de recherche appliquée seront explorés par des chercheurs post-doc en douze à 24 mois. Mécénat oblige, toutes les conclusions scientifiques seront partagées librement aux acteurs de l'aérien mais aussi d'autres filières telles que le maritime. « Nous allons étudier toute la chaîne des carburants durables de la plante jusqu'au réservoir », précise Eric Papon, chargé de mission filières industrielles et socio-économiques à l'Université de Bordeaux. « Nous partirons de la ressource agricole et nous suivrons le processus de production, d'approvisionnement et d'utilisation en suivant une approche de circuit court, c'est-à-dire avec des cultures locales et des raffineries de proximité. » Un jumeau numérique de cette future chaîne logistique sera notamment mise sur pied pour simuler les différents scénarios et leurs impacts grâce à l'équipe du professeur Mamadou Kaba Traoré du laboratoire IMS (Intégration du matériau au système).

Etudier les possibilités du relay-cropping

Sur le volet agricole, c'est Sylvain Delzon et son équipe qui seront à la manœuvre. Ce directeur de recherches en écophysiologie et agroécologie expérimente déjà sur plusieurs parcelles en Gironde la pratique prometteuse de la culture en relais (relay cropping). « Il s'agit d'espacer les rangs pour combiner deux cultures complémentaire sur une même parcelle avec des rendements jusqu'à 140 % supérieur qui garantissent à la fois des revenus supplémentaires pour l'agriculteur et une meilleur capture du carbone », illustre Michel Dubarry. Soja, cameline ou autre : les plantes seront sélectionnées en fonction de leur rendement en huile et de leur compatibilité avec les conditions climatiques et les besoins en eau du territoire.

Enfin, le volet marché ne sera pas oublié puisqu'il s'agit encore d'un obstacle majeur avec des prix des SAF encore trois à cinq fois supérieurs au kérosène standard. Le SAF restera probablement plus cher mais le prix devrait baisser tendanciellement notamment avec la montée en volume, évalue Simon Dreschel. Vincent Frigant, professeur d'économie à Bordeaux Sciences Economiques, sera chargé d'analyser de sujet en prenant en compte l'aspect local et traçable de la production. « Les SAF n'auront du sens que s'ils ne traversent pas la France ou l'Europe en camion pour être livré à l'aéroport », pointe Simon Dreschel. La plateforme bordelaise se fournit aujourd'hui auprès de TotalEnergies, qui produit le SAF à Bassens, en Gironde, et de WSF dont les approvisionnements sont plus lointains. Plus au Sud, près de Pau, Elyse Energy porte un projet de production de SAF à partir de déchets végétaux.

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Et pour donner un élan politique à la démarche, c'est Jean-Baptiste Djebbari, ancien ministre des Transports, pilote d'avion et féru d'aéronautique, qui préside le comité de pilotage. Ce dernier salue « une volonté d'industrialiser les carburants d'aviation durables en France et en Europe dans des temps compatibles avec nos engagements climatiques ». Même si, comme le rappelle Michel Dubarry,« les SAF ne sont qu'une solution technique parmi d'autres avec les progrès en matière de motorisation, d'allègement des appareils et d'optimisation des trajectoires ». Mais il faudra aussi immanquablement aborder le sujet crucial des usages de l'aérien : pour quoi faire et pour aller où ?

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(*) Le scope 3 représente les émissions carbone d'une entreprise associées aux activités en amont et en aval de la chaîne de valeur, comme le transport et la distribution ou l'élimination des biens.

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Commentaire 1
à écrit le 07/03/2024 à 10:38
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