Mixité, mobilité, espace public : Jean-Marc Offner liste les échecs de 40 ans d'urbanisme

"En 40 ans, le monde a beaucoup changé mais pas le discours technique et politique sur les questions urbaines." Directeur de l'A'urba, l'Agence d'urbanisme Bordeaux Aquitaine, depuis 2009, Jean-Marc Offner publie, à 67 ans, "Anachronismes urbains", un essai critique qui dresse la liste des échecs des politiques publiques en matière d'urbanisme, d'aménagement urbain et de mobilités. Dans un entretien à La Tribune, il tire aussi les enseignements de la crise du Covid-19 sur le fonctionnement de la ville. Entretien.
Jean-Marc Offner dirige l'A'urba, l'agence d'urbanisme Bordeaux Aquitaine, depuis 2009.
Jean-Marc Offner dirige l'A'urba, l'agence d'urbanisme Bordeaux Aquitaine, depuis 2009. (Crédits : Aurba)

LA TRIBUNE - Pourquoi écrire cet essai "Anachronismes urbains" (*) en 2020 ?

Jean-Marc OFFNER - C'est un peu le privilège de l'âge avec près de 40 ans passés dans le monde de l'urbanisme et de la recherche. En quatre décennies le monde a beaucoup changé mais, en revanche, le discours technique et politique sur les questions urbaines est resté très stable. Les mots d'ordre, les injonctions, les slogans de l'urbanisme sont restés les mêmes depuis la fin des années 1960 : la lutte contre l'étalement urbain, le transport collectif comme élément structurant, la volonté d'une France de propriétaires, etc. Pourtant, quand on regarde la réalité aujourd'hui, elle est différente des discours : l'étalement urbain a bien eu lieu et la croissance de la motorisation individuelle aussi pendant qu'on fait circuler des TER vides et que la crise du logement n'es pas résolue. On constate donc un retard permanent de l'action publique à prendre conscience des évolutions du monde. Les doctrines qui avaient un sens à un moment donné deviennent anachroniques.

Au fond, vous dressez un constat d'échec des politiques publiques à agir en matière d'aménagement du territoire...

Oui, il y a un constat d'échec dans plusieurs domaines notamment dans le logement. La crise du logement est toujours là aujourd'hui ce qui signifie que les politiques publiques menées depuis 40 ans n'ont pas eu les effets escomptés. Mais le second constat, qui est le plus important puisqu'on ne peut pas réécrire le passé, c'est celui de l'absence d'une prise de conscience de l'évolution du monde et de l'inadéquation de ces doctrines de politiques publiques au regard des mutations territoriales, sociétales et économiques. Le résultat c'est une action publique qui se trompe doublement puisqu'elle ne révise ni sa représentation du monde, ni ses dogmes d'action.

Face à ce constat, dans quelle direction faut-il aller ?

La première étape est de modifier les outils qui aboutissent à ces représentations du monde. Je pense en particulier aux cartes qui décrivent un monde très particulier, un monde de la parcelle, du cadastre, des stocks et pas des flux. Il faut arriver à se représenter le monde différemment en prenant en compte les flux économiques, les mouvements de population et de marchandises, le fonctionnement des réseaux, etc. Il faut faire évoluer nos méthodes, changer nos lunettes !

C'est une critique surprenante venant d'un directeur d'une agence d'urbanisme qui produit beaucoup de cartes justement...

Oui, mais nous essayons de réaliser des cartes qui représentent autre-chose comme dans notre Atlas de l'espace métropolitain qui donne à voir des flux, des interdépendances et des réseaux. Mais je crois beaucoup que nous, en tant que professionnel, avons un rôle important à jouer pour faire évoluer ces outils qui structurent la manière de voir la réalité, au-delà des périmètres administratifs.

Sur le fond, vous parlez de transport, de logement, d'étalement urbain, d'architecture, de mixité, de proximité et de territoires. Des sujets qui ne sont pas simples à appréhender. Quelles sont vos préconisations ?

Il y a un vrai enjeu d'éclairage de la gestion et de la décision publique. Sur le sujet de la mixité sociale, par exemple, le monde académique et les chercheurs ont fait depuis longtemps le constat de la nécessité d'avoir de la mixité sociale mais ils montrent aussi très bien que ce vivre ensemble ne fonctionne pas s'il s'arrête à la mixité résidentielle. Parce que cohabiter au sein d'un quartier ne signifie pas interagir, ni fréquenter la même école. Il faut aller plus loin. Mais il est très compliqué de faire passer cette réalité au politique qui a besoin de messages simples et préfère trop souvent se contenter de travailler sur l'habitat en laissant de côté la carte scolaire et les espaces publics. Le résultat de cette approche parfois simpliste est d'aboutir à des actions contre-productives.

La politique de mobilité est-elle aussi un échec ? Les élus locaux se sont saisis du sujet notamment par le biais des transports en commun et, de plus en plus, des réseaux cyclables...

C'est un débat qui tourne très vite au vinaigre puisqu'on est catalogué pro-vélo ou anti-voiture, etc. Il y a en réalité deux sujets. D'une part, la mobilité c'est beaucoup plus qu'un partage, une concurrence ou une complémentarité entre modes de transport. La mobilité c'est plus large, c'est l'organisation de la ville et des modes de vie dans le temps et dans l'espace. Quand on croit parler mobilité, bien souvent on parle transport. Alors que la mobilité c'est aussi les rythmes urbains, les distances parcourues, les heures de la journée, etc. L'indicateur des parts modales est trop simpliste pour prendre tout cela en compte.

Et, d'autre part, on est dans l'aveuglement puisque les faits sont têtus : à part Paris intramuros et quelques centre-ville de grandes agglomérations, l'essentiel de la mobilité mécanisée est prise en charge par la voiture. C'est comme ça et pas autrement ! Tout ce qu'on a essayé de faire depuis des décennies pour favoriser le transport modal, puisque l'omniprésence de la voiture pose problème, n'a pas fonctionné. Mais cela aurait pu se passer autrement si on regarde des exemples en Suisse alémanique ou au Japon.

Lire aussi : A Bordeaux, le projet de métro fait l'unanimité contre lui auprès des candidats à la mairie

Quelles sont les pistes à explorer ?

Sur cette question de la mobilité, il faut commencer à regarder la réalité en face. Pour réduire l'omniprésence de l'automobile, il faut interroger le système même de l'automobile : aller vers une voiture plus propre mais surtout plus collective, avec de l'autopartage sous différentes formes, et plus publique, avec plus de régulation dans ses usages. Le problème c'est que la gouvernance des mobilités n'existe pas. Aujourd'hui les Autorités organisatrices n'abordent pas la question de la voiture qui, en tant que système de mobilité, échappe complètement aux différentes gouvernances.

Il y a un vide là-dessus comme sur le périurbain qui est le trou noir des politiques publiques ! Un tiers des Français y habitent mais personne ne s'en occupe ! Alors que ce sont des territoires stratégiques qui méritent un véritable aménagement et un vrai pilotage politique.

Lire aussi : La mobilité, casse-tête des territoires et ferment de la colère sociale

Interroger la mobilité amène à réfléchir aux questions de distance et de temps. Qu'est-ce que cette période de confinement vous a appris sur ces deux notions clefs de la ville ?

Le confinement a imposé une régulation stricte des distances nous imposant d'être à la fois à distance de son voisin mais pas trop loin de chez soi. C'est intéressant parce que l'urbanisme ne se résume pas à l'acte de construire mais doit aussi être vu comme l'organisation des fonctionnements urbains, en organisant les distances entre les individus, les activités et les lieux. Et pour réguler ces distances, on se rend compte qu'on a beaucoup d'outils à notre disposition : la manière d'organiser un quartier plus ou moins dense, avec plus ou moins d'espaces verts, plus ou moins de transports collectifs, plus ou moins de tarifications sociales. Le fonctionnement de la ville est essentiellement une organisation des distances.

Parallèlement, le confinement a aussi montré l'importance d'avoir des espaces publics généreux et adaptables. Cette flexibilité et cette capacité d'adaptation participent à la résilience de la ville et il faut garder cela en tête à l'avenir. Il est utile de pouvoir transformer un gymnase en hôpital ou un appartement en bureau, une école en lieu d'accueil pour les sans-abri, des places de parking en zone piétonne, etc.

Cela questionne l'adaptabilité des espaces publics en fonction de l'heure de la journée...

Oui, tout à fait, c'est un vieux débat d'urbaniste : faut-il considérer le temps comme la 4e dimension de l'urbanisme. Pour ma part, je pense que c'est l'une des leçons à retenir de cette crise : la nécessité d'adapter les espaces à différents usages au sein d'une même journée. C'est un chantier très important : on peut lisser les heures de pointe, on peut optimiser l'utilisation des établissements scolaires qui ne sont utilisés qu'un quart du temps, etc. Tout cela représente une réserve potentielle d'interventions publiques dont beaucoup restent à inventer. Le marché sur la place le samedi matin, on sait faire mais il y a d'autres pistes à aborder en faisant sauter des verrous administratifs, juridiques et culturels complexes. Le fonctionnement est toujours plus compliqué que l'investissement.

Cette crise a-t-elle permis de faire sauter certains de ces verrous en termes d'urbanisme tactique avec, par exemple, des pistes cyclables temporaires ou pérennes qui ont été déployées très rapidement. Faut-il poursuivre dans cette voie ?

Ce qui est très étonnant finalement c'est qu'on a le sentiment que ces dispositifs relèvent un peu du bricolage de pays pauvre mais je pense qu'il faut effectivement utiliser ces outils parce que bien souvent cela relève du bon sens. Il faut exploiter les possibilités de la route et de la voirie, par exemple, en inversant les sens de circulation ou en ouvrant des voies de bus aux heures de pointe.

Lire aussi : Villes cyclables : Bordeaux décroche, La Rochelle, Bègles et Blanquefort sur le podium

Vous avez déjà travaillé il y a quelques années sur le concept de la métropole du quart d'heure, un concept qui revient à la mode dans le cadre de la campagne électorale. Est-ce que c'est un concept qui vous parle ?

Je suis mitigé sur cet aspect et ce dogme de la proximité parce qu'il faut plutôt raisonner en termes de compromis. On ne peut pas avoir tout en bas de chez soi ! Cela n'existe pas en France, sauf, peut-être, à Paris. Donc ce n'est pas une approche forcément réaliste en particulier à Bordeaux où les quartiers d'échoppe ont peu de commerces car il n'y a pas assez de passage. Mais cela n'empêche pas de réfléchir à la question pour, par exemple, adapter les modes de travail. Le télétravail est probablement une évolution qui restera après la crise. Mais il faudra aussi travailler sur les décalages des horaires et sur le développement des téléservices, notamment dans le domaine de la santé et de la médecine.

(*) "Anachronismes urbains", Jean-Marc Offner, Presses de Sciences Po, mars 2020, 208 pages, 15 €.

Sujets les + lus

|

Sujets les + commentés

Commentaires 4
à écrit le 18/11/2020 à 16:23
Signaler
comment puis-je avoir copie de cet article en entier?

à écrit le 23/06/2020 à 17:24
Signaler
"Jean-Marc Offner publie, à 67 ans" Il avait donc 27 ans notre baby-boomer quand les échecs ont débuté dans l'urbanisme et qu'a t-il fait pour améliorer les choses à par un bouquin .

à écrit le 23/06/2020 à 9:55
Signaler
Ce que les politiques d'urbanisme ont réussi à nous imposer depuis 40 ans, c'est bien la laideur ( HLM, zones commerciales, ronds points, maisons individuelles) !

à écrit le 23/06/2020 à 8:58
Signaler
Oui la spéculation et la corruption politico-affairiste ont ravagé le secteur de l'immobilier, une chambre étudiant à Bordeaux c'est plus de 600 euros par mois, l'affairisme immobilier après avoir dévasté la valeur du logement est en train d'anéantir...

Votre email ne sera pas affiché publiquement.
Tous les champs sont obligatoires.

-

Merci pour votre commentaire. Il sera visible prochainement sous réserve de validation.