"Il y a une paupérisation d'un nombre croissant de salariés avec la crise", prévient Yohan David

INTERVIEW. "La crise se traduit globalement par une baisse des revenus des salariés, et pas seulement chez les plus précaires. Cela touche aussi les travailleurs indépendants, parfois de manière très forte", observe Yohan David, ancien adjoint au maire de Bordeaux en charge de l'emploi et ex-président de la Maison de l'emploi de Bordeaux. Maintenant qu'il a passé la main, il revient, dans un entretien à La Tribune, sur l'impact de la crise économique, son propre bilan et les premiers pas de la nouvelle majorité.
(Crédits : Agence APPA)

Conseiller municipal délégué à l'emploi, en charge de la mission locale et du Plie (plan local pour l'insertion et l'emploi) de 2008 à 2014 dans la majorité d'Alain Juppé, Yohan David est devenu président de la Maison de l'emploi en 2014 avant d'être promu adjoint au maire de Bordeaux en charge de l'emploi avec l'élection de Nicolas Florian au printemps 2019. Un an plus tard, en juin 2020, Yohan David, 49 ans, figure parmi les candidats sacrifiés par Nicolas Florian à l'occasion de son rapprochement avec le marcheur Thomas Cazenave en vue du second tour du scrutin municipal. Il vient de transmettre la présidence de la Maison de l'emploi à son successeur Stéphane Pfeiffer et reste aujourd'hui vice-président de l'Alliance Villes-emploi aux côtés d'une autre girondine, la sénatrice Nathalie Delattre qui en est la présidente. Yohan David a repris son poste de manager de proximité chez Pôle emploi.

LA TRIBUNE - Au moment de quitter la présidence de la Maison de l'Emploi, quelle est votre analyse du marché du travail à Bordeaux ?

YOHAN DAVID - C'est une situation qu'on n'a jamais connue par le passé ! Beaucoup de secteurs ont des difficultés quand d'autres fonctionnent très bien et d'autres encore ont la possibilité de pivoter avec succès. Mais globalement, c'est vrai, on a une baisse des offres d'emplois qui oscille entre -30 % et -70 % par secteur. Après le premier confinement, on a constaté une hausse du  nombre de chômeurs de catégorie A, c'est-à-dire sans aucune activité dans le mois précédent, mais pas une hausse globale du nombre de chômeurs. Cela signifie qu'il y a une paupérisation d'un nombre croissant de salariés confrontés à une perte d'activité, à une activité réduite, à du temps partiel, à une baisse de leur temps de travail, à du chômage partiel non compensé, à moins d'heures supplémentaires, à des fins de CDD ou d'intérim. D'autres encore n'ont pas pu travailler suffisamment pour ouvrir leurs droits.

Cela se traduit globalement par une baisse des revenus de ces salariés et pas seulement chez les plus précaires, contrairement à ce qu'on pourrait penser. Cela touche aussi les travailleurs indépendants, parfois de manière très forte. Dans le secteur évènementiel en particulier, beaucoup d'indépendants qui gagnaient bien leur vie se retrouvent dans des situations difficiles et ne sont pas dans le prisme prioritaire de l'action publique. Ils ont aussi une forme de fierté et pas l'habitude de recourir à toutes ces aides. Cette paupérisation de personnes qui ne sont pas les publics habituels de l'action sociale est un vrai sujet.

Lire aussi : Les métiers non-essentiels expriment leur détresse avant les annonces de Macron

Et concernant les demandeurs d'emplois ?

Traditionnellement, la période où il y a le plus de chômeurs dans l'année c'est le mois de septembre avec à la fois l'arrivée des saisonniers en fin de saison et des étudiants en fin d'étude. Puis ça diminue à l'automne. Mais, cette année, comme beaucoup de filières sont à l'arrêt, beaucoup d'étudiants se retrouvent sur un marché du travail bouché tout comme les saisonniers hivernaux. Avec ce deuxième confinement, qui semble beaucoup plus destructeur d'emplois que le premier, la situation ne va pas s'améliorer pour ceux qui arrivent sur le marché du travail.

Sur le plan politique, que pensez-vous des premiers mois de la nouvelle majorité écologiste à la mairie de Bordeaux ?

Nous ne sommes pas en phase politiquement, c'est un fait. Sur le plan économique, l'alternance démocratique qui est arrivée au début de l'été a fait perdre beaucoup de temps mais c'est normal et c'est difficile de leur reprocher. Je reste convaincu que la Métropole et la Région doivent agir davantage sur le plan économique et de manière complémentaire entre elles et avec le gouvernement, sans négliger les actions de proximité à Bordeaux. L'autre enjeu c'est d'arriver à créer du lien avec les entreprises qui, la plupart du temps, n'ont pas besoin des élus locaux pour vivre et se développer. Des structures comme Invest in Bordeaux et les clubs d'entreprises sont précieuses de ce point de vue.

Lire aussi : Bordeaux Métropole annonce 30 millions d'euros pour les commerces et les entreprises

Faites-vous allusion aux récents remous survenus au sein d'Invest in Bordeaux ?

Oui, parce que ce sont des structures qui nous font remonter des signaux du terrain. Aujourd'hui, l'un des enjeux c'est de comprendre que l'idéologie fait toujours du mal en politique et que ce n'est pas le bon moment pour vouloir imprimer sa marque politique. Attention à ne pas sacrifier l'urgence économique d'aujourd'hui aux réflexions sur le temps long. L'urgence aujourd'hui c'est de sauver des entreprises, des emplois et les salaires qui vont avec ! Il faut se concentrer là-dessus et envoyer des signaux économiques forts. Ensuite, on pourra écrire la société que l'on veut pour demain.

Donc débattre d'un moratoire sur la 5G alors que Bordeaux est en pointe sur le numérique qui est l'un des rares secteurs qui recrute encore, c'est surréaliste ! Remettre en cause l'agence de développement économique Invest in Bordeaux, qui fonctionne bien depuis l'arrivée de Lionel Lepouder, on aurait aussi pu s'en passer. Il y a certainement des améliorations à apporter ou des orientations différentes à fixer mais parlons-en collectivement et sans dogmatisme. Et, en ce qui me concerne, je suis convaincu que le problème de l'attractivité et de l'absence de résultats est plutôt du côté de Magnetic Bordeaux que d'Invest in Bordeaux.

Lire aussi : Attractivité : Magnetic Bordeaux supprimée, Invest in Bordeaux déboussolée

Yohan David

Yohan David, à Bordeaux (crédits : Agence APPA)

Lorsque vous avez pris la présidence de la Maison de l'emploi en 2014, elle était menacée de disparition. Qu'en est-il six ans plus tard ?

Oui, face à l'arrêt brutal des financements de l'Etat qui représentaient un tiers du budget de 3 millions d'euros, le choix a été fait à l'époque par Alain Juppé et Virginie Calmels de maintenir la structure. Cela a entraîné la suppression de neuf postes, notamment des cadres, et la réduction du budget. Une période difficile. Mais au regard des résultats, je suis convaincu qu'on a eu raison de le faire. Aujourd'hui, la Maison de l'Emploi c'est 33 salariés pour un peu moins de 1,9 million d'euros.

Quel sont ces résultats ?

Le sujet qui me tient le plus à cœur c'est celui des clauses d'insertion. En 2008, il y avait onze personnes par an qui bénéficiaient d'une clause d'insertion dans les marchés publics à Bordeaux. En 2019, nous avons atteint plus de 770 personnes par an ! Un des éléments déclencheurs a été le chantier du stade Matmut Atlantique qui a embauché 171 personnes en clause d'insertion, donnant ainsi une formidable visibilité au dispositif, notamment sur le second œuvre. Et au-delà de ce chiffre brut, Bordeaux est la 5e plus grande structure de France en termes de volume et la première en termes de parité avec 49 % de femmes dans nos clauses d'insertion contre 16 % en moyenne nationale ! Ce chantier permettant de rapprocher de l'emploi des personnes qui en sont éloignées c'est donc vraiment notre plus grande fierté collective. On y a travaillé avec l'EPA Bordeaux Euratlantique, par exemple, qui a intégré ces clauses d'insertion dans ses actes de vente pour les rendre obligatoires, c'était une première en France !

Vous avez aussi travaillé sur l'insertion professionnelle des personnes handicapées...

Là encore c'est l'approche collective qui a fonctionné puisqu'on a travaillé étroitement avec les équipes d'Invest in Bordeaux pour solliciter directement les entreprises qui venaient s'installer ou se développer à Bordeaux et les sensibiliser à l'objectif légal de 6 % de salariés handicapés. On a réussi à placer entre 220 et 250 personnes chaque année à Bordeaux.

A l'inverse, quels sont vos regrets à l'heure de passer la main ?

Le sujet principal c'est la déconnexion frappante entre la situation réelle de l'emploi à Bordeaux et le discours dominant. En 2014, le taux de chômage sur la ville de Bordeaux, toutes catégories confondues, était à 10 % et il est tombé début 2020 à environ 7 %. Dans le même temps, tout le monde avait envie d'expliquer à quel point c'était dur de trouver un boulot à Bordeaux alors que ce n'était pas la réalité. Il ne s'agit pas de nier les difficultés des personnes qui sont à la recherche d'un emploi et qui sont encore trop nombreuses. Mais le développement économique de Bordeaux et de la Gironde a bénéficié à tout le monde et malheureusement, on l'a vu avec le mouvement des Gilets jaunes, le grand public est persuadé du contraire ! On n'a pas su expliquer aux gens qu'on est passé en six ans à une situation globalement moins dure avec plus de 17.000 créations nettes d'emplois par an ces dernières années. Souvenons-nous qu'en 1998, il y avait 98.000 salariés privés à Bordeaux contre 121.000 aujourd'hui !

Chômage à Bordeaux

(crédits : Observatoire Pôle Emploi)

Comment expliquez-vous cet écart entre la réalité et la perception ?

Bordeaux a d'abord été présentée comme un eldorado économique puis beaucoup de gens souhaitaient expliquer que ce n'était pas le cas, que Bordeaux était une ville riche réservée aux surdiplômés. Sans parler de la déconnexion globale du discours politique avec la réalité. Et ce discours se poursuit avec la crise actuelle : on entend partout qu'il n'y a plus d'emplois disponibles alors qu'on a encore des filières qui recrutent largement. Je pense aussi que le sujet de l'emploi a été moins porté politiquement ces dernières années dans notre propre camp même si, il faut être honnête, l'immense majorité des entreprises n'attendent pas les positions des uns et des autres pour se développer et recruter.

On parle beaucoup du chômage des jeunes, vous souhaitez également alerter sur la situation des seniors...

Oui, ou plutôt de ceux que la société considère comme senior ! C'est un sujet majeur qui malheureusement est complètement balayé aujourd'hui par cet autre enjeu tout aussi dramatique qu'est la détresse des jeunes sur le marché de l'emploi. L'emploi des seniors est une problématique qui dépasse les recruteurs et les entreprises, c'est une question globale de société ! Le problème c'est que nous disons collectivement aux jeunes "vous êtes trop jeunes" et aux gens d'âge moyen, dès 45 ou 50 ans,  "vous être trop âgés" ! Alors qu'en réalité ce n'est pas le cas et ces deux catégories sont bien souvent des profils complémentaires au bénéfice des entreprises qui les emploient. Les recruteurs se plaignent de plus en plus de la volatilité des nouvelles générations. Moi je leur dis : avec un profil de 50 ans vous êtes quasi-certain de le conserver dix ans dans vos effectifs ! Dans le secteur du numérique, les mentalités sont en train de changer et c'est très bien.

Lire aussi : "634.000 jeunes inscrits à Pôle emploi fin septembre 2020. C'est 10% de plus qu'en 2019"

Sujets les + lus

|

Sujets les + commentés

Commentaire 0

Votre email ne sera pas affiché publiquement.
Tous les champs sont obligatoires.

Il n'y a actuellement aucun commentaire concernant cet article.
Soyez le premier à donner votre avis !

-

Merci pour votre commentaire. Il sera visible prochainement sous réserve de validation.