Les marchés de capitaux, un atout essentiel pour la reprise de l’économie

Faut-il suspendre les marchés financiers dans ce contexte de crise économique hors norme ? Pour Pierre Gruson, professeur de finance à Kegde Business school à Bordeaux, les marchés de capitaux peuvent faire la preuve de leur utilité et de leur contribution. "La fonction économique même des marchés financiers justifie que l'on écarte plusieurs arguments en faveur d'une suspension de leur activité", considère ce spécialiste qui signe une analyse dans La Tribune.
Pierre Gruson, professeur de finance à Kedge BS, à Bordeaux.
Pierre Gruson, professeur de finance à Kedge BS, à Bordeaux. (Crédits : Kedge BS)

Lundi 20 avril. Bercy réunit des économistes pour travailler sur les scenarii de sortie de crise sanitaire avant d'affronter la crise économique des prochains mois. Au-delà des aides d'urgence pour garantir la liquidité des entreprises, il faudra dans les mois à venir réamorcer le financement de long terme de l'industrie, du commerce et des services. Les marchés de capitaux peuvent faire la preuve de leur utilité et de leur contribution. La fonction économique même des marchés financiers justifie que l'on écarte plusieurs arguments en faveur d'une suspension de leur activité. Suspendre les échanges pourrait être un remède pire que le mal. C'est une crise de l'économie réelle qui a déchaîné une tempête boursière, et non l'inverse.

Le krach financier mondial de mars 2020 restera dans la mémoire collective comme l'un des plus violents depuis 1929. Les indices boursiers ont perdu environ 30 % de leur valeur. Les indices de volatilité, fear indexes, VIX et VCAC, habituellement à 20 %, se sont envolés vers 80 % au plus fort de la tempête, pour se stabiliser aujourd'hui à 50 %. Comme à chaque fois dans ces périodes de panique, des voix s'élèvent pour réclamer la fermeture des marchés boursiers. Nul doute que si la crise financière perdure, il faudra encore affronter cette exigence désespérée. Pourtant, discipliner et encadrer le fonctionnement des marchés sans l'interrompre pourrait les mettre au service de la reprise économique.

Le rôle indispensable des marchés pour le financement, la liquidité et la cotation

A la bourse, le marché primaire assure le financement des entreprises qui sont cotées. Fermer la bourse c'est priver les entreprises d'une source de capitaux propres, là où les fonds d'investissement et les établissements financiers sont écartés en raison de la prise de risque et la contrainte de leurs ratios prudentiels. La décennie écoulée était concentrée sur le « disruptif ». Le Nasdaq a catalysé l'essor des GAFA tandis que Uber, Slack ou Spotify ont pu lever des capitaux importants. Suspendre la bourse aujourd'hui, c'est refuser des opportunités similaires à des entreprises au contact de nos problématiques actuelles comme Biosynex ou Eurofins. La résolution de la crise sanitaire passe par des découvertes scientifiques et leur mise en industrie : deux processus aux contraintes financières inhérentes.

Le compartiment secondaire est tout aussi essentiel. On se concentre aujourd'hui à juste titre sur la liquidité des entreprises. Il est tout aussi essentiel de maintenir la liquidité des investisseurs. Fermer un marché en temps de crise c'est empêcher la vente - même à perte - d'actifs pour honorer les échéances et éviter le défaut de paiement. Les enseignements du passé peuvent nous éclairer. Suite à la fermeture du NYSE en 1914, les investisseurs New Yorkais avaient organisé sur le trottoir de New Street un marché à la voix avec paiement en cash. Ces échanges ont représenté jusqu'à 25% du volume journalier des échanges habituellement constatés sur le NYSE.

L'autre fonction essentielle assurée par les marchés est celle de price discovery : c'est un baromètre de l'économie pour le meilleur comme pour le pire. La fermeture d'un marché se fait dans l'espoir de figer les flux financiers en attendant que la situation économique sous-jacente ne s'améliore. Néanmoins, elle nous expose à une correction brutale lors de la réouverture. Après cinq semaines de suspension en 2015, la bourse d'Athènes a plongé de 23% du fait des incertitudes accumulées quant à la place de la Grèce dans l'Eurozone. Aux Philippines, la bourse a fermé le 17 mars après trois jours d'hémorragie pour finalement réouvrir dès le 19 mars et subir une correction de 18%. La suspension ne supprime pas la baisse, elle la retarde jusqu'à la reprise des cotations.

La volatilité journalière actuelle des marchés pose problème. 4,5% par jour depuis un mois, pour 1,2 % en moyenne sur les deux dernières années. Elle menace la stabilité des valeurs et provoque une incertitude néfaste. Après le krach d'octobre 1987, les autorités de marchés ont adopté des fusibles calibrés pour un environnement normalisé. Ces systèmes d'interruption automatique des échanges ont pour objectif de limiter les « enchères folles » lorsque la baisse appelle la baisse. Des circuit breakers fixent des seuils de fluctuation maximum avant réservation de cotations et encadrent les ordres stop loss. La clôture d'une séance de bourse peut même intervenir en cas de pertes journalières trop élevées. Il est fréquent de suspendre temporairement le « short selling » comme ce fut le cas pour les valeurs bancaires à Londres au dernier trimestre 2008. Pour dessiner les contours des nouvelles normes post-crise, il faudra recalibrer ces mécanismes. Parmi les mesures envisageables, la suspension temporaire de la cotation en continu au profit d'un fixing journalier est réclamée par plusieurs associations de petits porteurs.

Lorsque les marchés au comptant sont chahutés, on incrimine souvent les marchés dérivés. Euronext vient de réduire les échéances de contrats d'option. Toutefois, les dérivés permettent aussi de protéger les portefeuilles par transfert du risque vers des intervenants qui peuvent l'accepter. A défaut de disposer de contrats d'option pour gérer son exposition au risque, un investisseur peut être conduit à préférer liquider son portefeuille. Les dérivés peuvent limiter les ventes à perte. Mais les asymétries d'information exacerbées en temps de crise ne doivent pas pénaliser l'investisseur classique au profit des spéculateurs professionnels.

La suspension des bourses face à la concurrence des autres marchés

L'AMF n'ignore pas qu'environ la moitié des transactions sur les valeurs françaises sont effectuées hors du territoire. Avec la suspension de la bourse de Paris, on prendrait le risque de voir les échanges migrer vers d'autres bourses concurrentes, régulées ou non : marchés de gré à gré et autres plateformes électroniques. Nous pouvons retourner cet argument : laissons la volatilité se concentrer sur ces marchés, et conservons l'optique investissement sur les bourses traditionnelles. Mais il faut rester attentif. Il est inconcevable qu'une même valeur puisse être proposée à des cours différents. Les possibilités d'arbitrage opportuniste ou de trading haute fréquence doivent être réglementées.

La bourse des valeurs n'est qu'une composante des marchés de capitaux. Le maintien du marché action permet de compléter le financement des entreprises pour ne pas se concentrer uniquement sur le bas de bilan. Il faut maintenir l'alimentation en capitaux propres. Les banques centrales soutiennent à bout de bras le cours des actifs grâce au programme de rachat des dettes. La BCE a mis en place un programme ambitieux pour soutenir non seulement les Etats et les grandes entreprises, mais aussi les PME qui passent d'habitude « hors radar ». Cette politique s'appuie sur des marchés liquides et actifs : le Whatever it takes de M. Draghi n'aurait eu aucun effet sur des marchés clos.

Discipliner les marchés pour les mettre au service de la reprise économique

Des aménagements existent pour encadrer les marchés sans les bloquer. L'AMF a suspendu les nouveaux ordres de vente à découvert. En 1914, la bourse de Paris avait suspendu tous les marchés à terme. La Banque de France avait dû soutenir les agents de change en accordant des prêts collatéralisés par leurs contrats à terme. De telles dispositions ne sont pas envisageables aujourd'hui au vu de la complexité des marchés et des actifs, ainsi que des volumes engagés. Enfin, au-delà des marchés financiers, ce sont peut-être les marchés à terme de matières premières et alimentaires qu'il faudra mettre sous un contrôle plus strict dans les prochains mois...

La bourse des actions, les marchés de capitaux ont un rôle prépondérant à jouer dans la reprise de l'économie réelle à venir. Les programmes de soutien importants engagés par les Etats ne concernent que des capitaux prêtés. Dans notre gestion de la crise sanitaire, comme pour la lutte contre le réchauffement climatique, il faut s'appuyer sur les investisseurs privés pour la sélection des projets et favoriser la prise de risque de l'entrepreneur. En septembre 2019, un rapport conjoint de la Banque Mondiale et de l'OMS indiquait que tout dollar qui serait dépensé en prévision d'une pandémie pourrait éviter au moins deux dollars de dommages pour l'économie mondiale. A l'échelle du changement climatique, 2 000 milliards de dollars bien investis permettraient d'éviter près de 8 000 milliards de dollars de pertes. Ce discours résonne à l'oreille des marchés. Des investissements judicieux doivent protéger au mieux notre société contre les catastrophes à venir hérités des décennies écoulées. Ce virage a été engagé. La collecte annuelle dans les fonds ESG des gestionnaires d'actifs mondiaux a été multipliée par dix sur les cinq dernières années. Elle a atteint 20 milliards de dollars fin 2019. La bourse des valeurs y contribue. Suspendre la cotation serait une fausse bonne idée.

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