Vins de Bordeaux : le coronavirus devrait accélérer la réinvention du vignoble (5/5)

Déjà en crise, le vignoble de Bordeaux doit se réinventer soulignent pour La Tribune deux observateurs avertis du marché, le consultant et viticulteur artisan Stéphane Derenoncourt et Jérémy Cukierman, directeur de la Wine and Spirits Academy de Kedge Business School. Tandis que le viticulteur Olivier Cuvelier se pose lui aussi des questions. Plus aucun doute n'est permis, le vignoble de Bordeaux entame un virage historique, qu'il faudra sans doute amorcer très rapidement dès la fin du confinement.
Impossible de savoir encore si la Chine restera l'eldorado qu'elle était devenue pour les bordeaux.
Impossible de savoir encore si la Chine restera l'eldorado qu'elle était devenue pour les bordeaux. (Crédits : © Kim Kyung Hoon / Reuters)

Hors coronavirus, l'actuelle crise du vignoble bordelais n'a attendu personne pour faire des dégâts et poser la question cruciale de la commercialisation, c'est-à-dire de la meilleure méthode à mettre en œuvre pour satisfaire les attentes des consommateurs. Dans l'interview qu'il a accordé à La Tribune pour ce dernier volet de notre enquête, Jérémy Cukierman souligne en particulier à quel point il est important que les producteurs en appellations Bordeaux et Bordeaux Supérieur soient prêts à se différencier commercialement.

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Par sa puissance intrinsèque le vignoble bordelais concentre à la fois des tombereaux de lauriers et de critiques virulentes. Parce que rien de ce qui se fait ou ne se fait pas dans ce vignoble d'envergure mondiale ne passe inaperçu. Comme l'a montré l'historien Camille Jullian, dans son "Histoire de Bordeaux" (Princi Negue editor), au Moyen-Age, la réussite des vignerons bordelais, dopée par un commerce privilégié avec Londres, n'a pas tardé à coaguler pour se transformer en une réelle influence.

Les viticulteurs sont ainsi devenus une force politique de référence dans une ville gasconne riche et puissante, liée pendant de longues années à l'Angleterre et sûre d'elle-même, à la fois très commerçante et ultra militarisée pendant la guerre de Cent ans. Et au-delà des accablants scandales qu'a pu connaitre le vignoble depuis les années 1970, il fait peu de doutes que le « Bordeaux Bashing » se nourrisse aussi de ce particularisme bordelais bien connu, qui n'est pas passé inaperçu même pendant la Révolution, avec les membres bordelais du mouvement des Girondins dont les détracteurs ont régulièrement dénoncé (en plus des positions politiques) l'arrogance.

Olivier Cuvelier Château Le Crock

Olivier Cuvelier (Château Le Crock/président de l'Alliance des crus bourgeois/photo J-Philippe Déjean)

La Semaine des primeurs pourrait avoir lieu cet été

"Le Bordeaux Bashing est entretenu par nos concurrents. Au départ c'était même une sorte de plaisanterie que les gens faisaient. Aujourd'hui nous avons toujours plus de concurrents", illustre Olivier Cuvelier, président de l'Alliance des Crus Bourgeois du Médoc, dirigeant du Château Le Crock (Saint-Estèphe/Cru bourgeois exceptionnel).

Pour lui, les bordeaux souffrent du surcroît de la notoriété des grands châteaux.

"Les arbres qui cachent la forêt ce sont les grands crus classés en 1855. Alors que les crus bourgeois se vendent à des prix intéressants", défend Olivier Cuvelier, plaidant pour sa paroisse.

Lire aussi : Vins de Bordeaux : et si le bio était le remède à la baisse des prix du vrac ? (2/5)

Concernant l'organisation de la très bordelaise Semaine des primeurs, les choses semblent bouger. L'Union des grands crus de Bordeaux (UGCB) et le Syndicat des négociants en vins de Bordeaux travaillent sur une nouvelle formule pour la Semaine des primeurs, qui pourrait être mise en place dès cet été, après le confinement. Avec une forme innovante de dégustation qui n'est pas encore tout à fait arrêtée.

Une disjonction entre les prix et la qualité

Grand pourfendeur du « Bordeaux Bashing », le consultant et viticulteur artisan, avec le  Domaine de l'A (Castillon-Côtes de Bordeaux), Stéphane Derenoncourt analyse la situation du vignoble en profondeur. Il explique ainsi que cette crise viticole démarrée en 2017 touche aussi les grands crus, "avec des inquiétudes sur les Primeurs qui datent d'avant le coronavirus". Selon Stéphane Derenoncourt le nœud du problème vient d'une disjonction entre la qualité et le prix des vins.

Stéphane Derenoncourt, La Tribune Wine's Forum 2017

Stéphane Derenoncourt (Agence Appa)

"Il y a désormais des 2010, des 2015, etc., dont les prix n'ont pas bougé. L'étau se resserre et les affaires marchent bien pour de moins en moins de châteaux" éclaire Stéphane Derenoncourt. Ce fin connaisseur du marché ne dit pas que la qualité des bordeaux s'est effondrée, y compris dans les plus grands châteaux. Mais plutôt qu'un nouveau mécanisme d'évaluation des vins s'est mis en place, sans que personne ne s'en rende vraiment compte sur le coup.

"On ne crée plus la demande comme autrefois. Auparavant il y avait un petit groupe d'experts pour parler du vin, qui a aujourd'hui explosé. Avec les réseaux sociaux et les influenceurs, il y a des avis qui s'imposent et qui ne sont pas tous pertinents. Il existe désormais chez les consommateurs beaucoup de gens qui ne boivent pas forcément du vin mais plutôt des idées", illustre Stéphane Derenoncourt.

Lire aussi : Le vignoble de Bordeaux pourrait voir disparaître des dizaines de domaines fragilisés (3/5)

L'autre impact de la crise c'est celui qui frappe le marché de la grande consommation, de la grosse production d'entrée de gamme, qui subit non seulement les effets de la baisse des ventes en France mais aussi (et surtout ?) à l'export.

"Cela se répercute sur le vrac. On propose désormais aux producteurs des prix ridicules, avec des vins moins chers que de l'eau minérale", s'indigne Stéphane Derenoncourt, qui ne cache pas sa préférence pour les crus artisans qu'il défend bec et ongles.

"Les gens ne veulent pas voir d'hommes d'affaires"

Un segment de marché que la crise du coronavirus menace directement selon lui. Parce que la fermeture de tous les restaurants et de très nombreux cavistes, qui sont les canaux de distribution privilégiés de ces crus artisans, envoie ces derniers aux enfers.

"Je ne vois pas ce que l'on va faire. Les ventes en ligne marchent du feu de dieu et il faut se réinventer. Les vins de Bordeaux avaient l'hégémonie de la qualité jusqu'à ce que le vignoble perde le contact avec les consommateurs. Les gens ne veulent pas voir des hommes d'affaires ou des châtelains. Le côté marque de Bordeaux n'est plus dans l'air du temps", décortique Stéphane Derenoncourt, pour qui le vignoble doit se réinventer même s'il a fait déjà beaucoup de progrès en se purgeant de ses plus mauvais producteurs.

Lire aussi : Vins de Bordeaux : drive et vente en ligne, les nouveaux leviers du marché (4/5)

L'ampleur de cette réinvention du vignoble ne pourra pas être connue avec précision avant la fin du confinement. A ce moment-là le Conseil interprofessionnel du vin de Bordeaux (CIVB), dont Bernard Farges est le président, devra sans doute réadapter le plan de sortie de crise présenté fin 2019.

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INTERVIEW DE JEREMY CUKIERMAN

"Pour réussir, les bordeaux doivent sortir du bois"

Dans l'entretien qu'il nous a accordé, Jérémy Cukierman, directeur de la Wine and Spirits Academy de Kedge Business School, estime que les vignerons bordelais, particulièrement en Bordeaux et Bordeaux Sup, ne doivent pas hésiter à sortir de ces appellations pour se réinventer. Avec le succès du goût boisé, Bordeaux s'est uniformisé et a cessé de raconter son histoire. Une page qu'il faut rouvrir.

Jérémy Cukierman-Dossier Vins Bordeaux

Jérémy Cukierman (crédits : Leif Carlsson)

LA TRIBUNE - Quels sont les éléments clés qui définissent aujourd'hui la crise qui menace les vins de Bordeaux ?

JEREMY CUKIERMAN - La situation nationale est marquée depuis les années 1960 par une baisse structurelle de la consommation de vin et une montée en gamme. Autrement-dit, la qualité est privilégiée par rapport à la quantité, ce qui n'est pas forcément une mauvaise nouvelle. En plus de cette évolution du marché local, le vignoble doit faire face au plan international à quatre gros points d'instabilité, qui sont autant d'épines dans le pied des vins de Bordeaux. Je veux tout d'abord parler de la politique commerciale agressive de Donald Trump, qui se traduit par des surtaxes douanières pour les vins français qui entrent sur le marché américain. A quoi s'ajoutent une chute des ventes des bordeaux à Hongkong et en Chine continentale. Sans oublier la menace que fait planer le Brexit sur les ventes au Royaume-Uni, avec le risque d'une dépréciation de la livre.

Certains observateurs estiment qu'à cause des négociants les vignerons bordelais ne savent pas ou plus vendre : l'argument vous paraît fondé ?

Trois des quatre plus gros marchés de Bordeaux à l'export sont dans une situation préoccupante. Dans ce contexte, il est caricatural de prétendre que les Bordelais ne savent pas vendre. La situation actuelle appelle des solutions multiples. Les négociants s'occupent surtout des grands crus classés et des châteaux les plus prestigieux. Les autres exploitations doivent pour l'essentiel gérer leurs ventes elles-mêmes. La place de Bordeaux est un super outil. Il y a 10 à 15 grandes maisons de négoce pour faire l'essentiel du volume. Pour autant il ne faut pas rompre avec le client. L'important c'est de raconter à nouveau l'histoire de Bordeaux, pour la distribution en cafés, hôtels, restaurants (CHR) chez les cavistes... En parallèle à la crise actuelle, il y a des choses qui vont bien mais qui ne sont pas valorisées. Comme la transition écologique ou le passage en bio. Des terrains sur lesquels Bordeaux est assez en avance. Bordeaux passe pour un vignoble d'hommes d'affaires alors que les vignerons bordelais mettent la main dans la terre ! Ce qui démontre que c'est bien l'histoire de Bordeaux qu'il faut recommencer à raconter. Parce qu'à un moment Bordeaux a arrêté de raconter son histoire.

Les vins dits « parkerisés » au fameux goût boisé, du nom du célèbre dégustateur américain Robert Parker, ont-ils fait du tort aux vins de Bordeaux ?

Il est important de se défier des goûts qui se ressemblent. Concernant les vins boisés il faudrait peut-être un peu moins de bois et un peu plus de cépage. Nous vivons un changement de sensibilité de la part des clients et il faut être capable de parler de la diversité des goûts des bordeaux. L'impact des critiques ça existe. Mais il y a aujourd'hui une diversité de voix et de goûts chez ceux qui testent les vins à laquelle il faut répondre Aujourd'hui les gens sont prêts à payer plus : le vin se déguste. Mais ils sont plus exigeants.

Vous voulez dire que pour beaucoup de consommateurs les bordeaux manquent de personnalité ?

Il faut raconter une histoire et cela n'est pas facile quand on est un vigneron classé en Bordeaux ou Bordeaux Sup. Deux appellations qui totalisent 53.000 hectares. Je ne sais si vous voyez ce que cela représente mais ça fait vraiment beaucoup de vin ! 53.000 hectares c'est la totalité de l'ensemble des vins de Loire : de l'Auvergne jusqu'au pays Nantais, c'est aussi la Bourgogne plus le Beaujolais, ou encre 1,6 fois la Champagne ! D'où la difficulté de se distinguer dans un cadre aussi vaste. Pour y arriver il faut travailler sur les cépages et éventuellement sortir de l'appellation Bordeaux ou Bordeaux Sup pour passer en vin de table. C'est ce qui permet d'échapper au cahier des charges de l'appellation, de se différencier pour tirer son épingle du jeu. Il faut parfois une crise pour trouver un nouvel élan.

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Commentaires 2
à écrit le 28/04/2020 à 17:42
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Un mal pour un bien, l'entêtement des hommes d'affaires bordelais du vin a permis à nombre de cépages en France, en limitant leurs traitements chimiques industriels et certainement grâce aussi un peu au réchauffement climatique, de se faire connaître...

à écrit le 27/04/2020 à 22:07
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Elle est simple la réinvention : rachats par les chinois.

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