Deeptech : ce qui pousse chercheurs et doctorants à créer leur entreprise

Comment passer du laboratoire au marché ? Qu'est-ce qui pousse un doctorant à à valoriser ses travaux de recherche en créant une startup ? A l'occasion de la première étape du "Deeptech tour" organisé par Bpifrance à Bordeaux ce lundi 8 novembre, La Tribune a posé la question à quatre chercheurs bordelais qui se sont lancés dans l'aventure entrepreneuriale. Ou comment surmonter le manque de sensibilisation du monde scientifique aux rôles entrepreneuriaux qu'il peut être amené à endosser.
Maxime Giraudeau
Bpifrance a choisi Bordeaux pour lancer le 8 novembre 2021 la 2e édition de son Deeptech tour qui vise à rapprocher recherche et entreprises.
Bpifrance a choisi Bordeaux pour lancer le 8 novembre 2021 la 2e édition de son Deeptech tour qui vise à rapprocher recherche et entreprises. (Crédits : Maxime Giraudeau)
  • Emmanuel Cuny, ReBrain : "La valorisation des recherches passe par la création d'entreprise"

La science, contrairement au monde de l'entreprise, ne subit pas les contraintes du besoin de rentabilité immédiate. Emmanuel Cuny, chirurgien au CHU de Bordeaux et professeur des universités, le sait parfaitement, lui qui réfléchit à une problématique bien spécifique depuis 2008. Son but ? "Diffuser une technologie mise au point pour identifier des zones dans le cerveau qui abritent la maladie de Parkinson ou des tremblements essentiels. Ces endroits à traiter sont très précis et notre système, basé sur l'intelligence artificielle par une IRM révèle la zone à traiter", développe Emmanuel Cuny.

La technologie, qui a fait l'objet de deux thèses en 2012 puis en 2019, a été brevetée il y a trois ans. "Voyant qu'on pouvait rendre service à des collègues, j'ai pensé que ça serait cohérent de breveter la technologie. Après, s'est posée la question de la valorisation. Et c'est passé par la création de l'entreprise, accompagnée d'une licence d'exploitation exclusive du brevet pour la startup Rebrain" raconte le professeur.

Ainsi est née cette figure innovante de la santé intelligente. Mais qui s'est vite retrouvée limitée face au défi entrepreneurial.

"La barrière pour nous c'est qu'on a voulu créer une entreprise et la diriger. Ça nécessite d'avoir des services de ressources humaines, de marketing, de stratégie, de communication et nous n'y sommes pas formés, nous les scientifiques ! C'est là que le système par lequel nous sommes accompagnés prend tout son sens avec la Satt, Bpifrance, la Région, Unitec, l'incubateur Chrysa-link et French Tech notamment", salue Emmanuel Cuny.

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  • Anna Pugach, Touch Sensity : "Comprendre ce qui intéresse précisément les industriels"

Quand on développe une entreprise capable d'opérer dans le secteur des transports jusqu'à celui de la santé, les applications semblent infinies. C'est le cas de Touch Sensity, co-fondée fin 2019 par Anna Pugach et Mehdi El Hafed, qui peut transformer tous types de matériaux en composants sensibles connectés. "On peut détecter des chocs, des fissures, des déformations, et tout ça sans capteurs. Si un véhicule (avion, train...) a subi un choc, on peut savoir où, et quel est le degré de gravité pour intervenir sur la structure", règle Anna Pugach.

L'entrepreneuse-chercheuse, qui a accomplit son doctorat entre la France et l'Ukraine, a été contactée durant sa thèse par l'Inria Bordeaux pour développer un vêtement connecté qui pourrait prévenir les troubles musculo-squelettiques (TMS). De là, la jeune innovatrice comprend qu'un grand champ des possibles s'ouvre. "Des industriels ont été intéressés pour des applications de notre technologie à leurs besoins. On parle de maintenance prédictive, textiles connectés, robotique, transport, ferroviaire, énergie... Je voulais juste trouver un profil complémentaire au mien pour m'accompagner et enfin lancer ma structure", rembobine l'entrepreneuse de 32 ans. Mehdi El Hafed, ingénieur de formation, la rejoint alors pour fonder Touch Sensity.

Il a fallu beaucoup d'audace à Anna Pugach pour braver les barrières qui séparent le monde de la recherche de celui de l'entrepreneuriat.

"J'ai eu l'avantage de trouver rapidement des industriels intéressés. Ça m'a permis de m'orienter vers ce domaine, de comprendre pourquoi ce besoin existe et de comment y répondre. Quand on est chercheur on n'a pas conscience de tout cela ! Il faut arriver à comprendre quelle partie intéresse précisément les industriels", pointe enfin Anna Pugach.

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  • Soufiane Ajana, Retinet : "Les universités sensibilisent trop peu à l'entrepreneuriat"

"Je viens de louper mon avion pour le Maroc car je n'avais pas fait de test PCR." Passée cette défaillance administrative, Soufiane Ajana, titulaire de deux masters en statistiques et en épidémiologie et d'un doctorat, a bien la tête sur les épaules. Avec Retinet, "nous cherchons à développer un modèle de prédiction des stades avancés de la DMLA [ndlr : dégénérescence maculaire liée à l'âge, pour laquelle il n'existe pas de traitement curatif]. A défaut de pouvoir guérir, j'ai choisi la prévention", évoque-t-il au sujet de cette maladie impactant la vision et touchant des membres de sa propre famille.

"J'ai d'abord développé un modèle de prédiction à partir des données collectées par le machine learning [apprentissage automatique, NDLR]. Ensuite, j'y ai intégré des questionnaires de mode de vie et d'autres facteurs comme le niveau d'éducation", énumère-t-il. De sa thèse, débutée en 2016 avec l'Université de Bordeaux puis au sein d'un consortium de 14 équipes européennes, Soufiane Ajana dépose un brevet en 2018 qui protège son innovation.

"Les universités sensibilisent trop peu à l'entrepreneuriat et déposer un brevet n'est pas une valeur de référence dans le domaine académique. Mais ça ne m'intéressait pas de mener des travaux acharnés pendant trois ans pour qu'ils prennent la poussière dans un laboratoire", martèle le finaliste régional du concours Ma thèse en 180 secondes.

Et comme Soufiane est un chercheur jusqu'au-boutiste, il part faire essaimer son projet lors d'un tour d'Europe à vélo l'an passé. "J'ai alors appris par mail que j'étais présélectionné pour le programme Spark, initié par l'université de Stanford : «vous avez une semaine pour préparer une présentation ». J'étais en plein milieu de l'Allemagne, à vélo et sans aucun matériel. Je rejoins Ulm, je prends une auberge de jeunesse et je prépare la présentation sur mon smartphone. Et j'ai été sélectionné !", récite-t-il.

A la clé, 100.000 euros pour financer son post-doctorat axé sur l'innovation et créer Retinet, son entreprise qui verra le jour aux premières lueurs de 2022. Une seule chose tracasse l'innovateur marocain de 32 ans : la lenteur de l'administration à lui délivrer la nationalité française. "D'un côté, vous recevez un courrier du Premier ministre qui vous dit qu'on a besoin de vous pour faire rayonner la France dans le monde, mais de l'autre, j'ai toujours cette épée de Damoclès au-dessus de la tête", marque-t-il enfin. 

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  • Michael Roes, Toopi Organics : "une start-up ne réussit pas sans compétences complémentaires"

Il n'est pas chercheur ni scientifique de formation, "tout juste bachelier". Michael Roes s'est très vite tourné vers l'entrepreneuriat et a su s'entourer. Car de son aveu, il n'y a "pas une start-up qui réussisse sans avoir des compétences complémentaires, en l'occurrence scientifiques et commerciales." Le fondateur de Toopi Organics, start-up qui exploite le potentiel de l'urine humaine pour la fertilisation des végétaux, a littéralement commencé en cultivant son jardin.

"Je me suis mis à faire mon potager parce que je n'avais plus une thune. En étudiant le sujet de la fertilisation par l'urine, je me rends compte que ça fait longtemps que des gens s'y essayent. Mais tout le monde butte sur le modèle économique car l'urine c'est 95% d'eau pour 5% d'éléments fertilisants" prévient Michael Roes. De là, il s'associe avec un docteur en écotoxicologie du sol pour fonder Toopi Organics en 2019. Trois brevets ont été déposés et d'autres sont en attente.

Et s'il fallait retenir un seul élément qui l'a poussé à créer son entreprise deep tech ?

"En préparant une bibliographie, nous sommes tombés sur des manuscrits de Louis Pasteur. Quand il développait le vaccin contre la rage, il devait faire pousser l'agent pathogène de la maladie. Il disait que pour le faire pousser, le meilleur élément dont il disposait autour de lui et en grande quantité était l'urine humaine" raconte-t-il, inspiré.

La deeptech en hausse


  • La deeptech, que l'on peut traduire par les innovations de rupture, constitue un secteur d'intérêt pour l'économie et la recherche. Le but est d'encourager les porteurs de projets technologiques de pointe, souvent issus du monde scientifique, pouvant s'appliquer à une variété de domaines (transports, santé, environnement, énergie...). "La Deeptech en est encore à ses débuts mais les signaux sont positifs entre l'engagement des universités et l'attente forte des jeunes chercheurs. 44 % de ces derniers disent vouloir donner une dimension entrepreneuriale à leur parcours !", avance Paul-François Meunier, directeur exécutif innovation de Bpifrance. Pourtant, comme le pointent les témoins intervenant dans cet article et participants du Deeptech tour, les mondes de la science et de l'entrepreneuriat sont encore trop peu reliés. Mais les lignes bougent : selon les chiffres de Bpifrance, la France comptait 1.700 startups deeptech début 2021, dont plus de 200 créées en 2020, soit une hausse de 40 % sur un an.

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Maxime Giraudeau

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