Deeptech : "Les investisseurs veulent du logiciel, le hardware ça les fait transpirer ! "

INTERVIEW. Lynxdrone, Nimbl'Bot et 3Ditex : ces trois startups industrielles créées fin 2018 ont choisi de s'installer en colocation, sous la houlette de Bordeaux Technowest, pour mutualiser coûts de fonctionnement, moyens humains et technologies. Une manière originale de se faire confiance pour surmonter les difficultés de développement et de financement pour ces jeunes pousses de la deeptech lancées dans les drones, la robotique et les textiles intelligents. Interview croisée avec ce pack de chefs d'entreprises dynamiques.
De gauche à droite, les quatre chefs d'entreprise colocataires : Jad Rouhana (Lynxdrone), Alice Lassalle (Nimbl'Bot), Bertrand Laine (3Ditex) et Ludovic Dufau (Nimbl'Bot).
De gauche à droite, les quatre chefs d'entreprise colocataires : Jad Rouhana (Lynxdrone), Alice Lassalle (Nimbl'Bot), Bertrand Laine (3Ditex) et Ludovic Dufau (Nimbl'Bot). (Crédits : Agence APPA)

Cofondée par Alice Lassalle et Ludovic Dufau, Nimbl'bot développe une architecture robotique biomimétique de quelques millimètres offrant des niveaux de précision et d'agilité inégalés. Elle compte quatre collaborateurs et deux arrivées prévues prochainement. En cours de validation de sa preuve de concept, Nimbl'bot vise une mise sur le marché de prototypes avancés de ses robots à l'horizon 2022. Elle est en passe de clôturer une levée de fonds de 250.000 euros auprès du fonds Technostart de Bordeaux Technowest, d'Irdi Soridec et d'un réseau de business angels.

Cofondée et présidée par Jad Rouhana, Lynxdrone propose, grâce à ses drones volants ou terrestres, des solutions d'inspection de canalisations et d'environnements contraints notamment pour établir des jumeaux numériques. L'entreprise qui comptera six salariés fin 2020 est déjà sur le marché et a quadruplé son chiffre d'affaires en 2020. Enfin, 3Ditex, cofondée et dirigée par Bertrand Laine, réunit une équipe de huit personnes autour d'une solution de tissage 3D à destination de l'industrie des textiles techniques et des matériaux composites.

Les trois startups, qui totalisent une petite vingtaine de personnes, sont installées depuis juin 2020 dans leurs propres locaux de 445 m2, dont 275 m2 d'ateliers de fabrication, à Saint-Médard-en-Jalles, en Gironde. La Tribune a rencontré ces quatre dirigeants pour une interview croisée sur ce projet de colocation et sur les difficultés rencontrées par les startups de la deeptech et de l'industrie en France en 2020.

LA TRIBUNE : Vous étiez déjà voisins au sein de Technowest à Bordeaux Aéroparc. Qu'est-ce qui a déclenché ce projet de colocation ?

LUDOVIC DUFAU, président de Nimbl'bot : Le premier élément est probablement le besoin de disposer d'espaces suffisamment grands pour répondre à nos capacités de prototypage. Ce n'était pas possible de le faire à Technowest donc on aurait pu partir pour s'installer seul mais on se serait alors coupé du réseau et des échanges si précieux de la pépinière. Nos amis de 3Ditex et Lynxdrone ont eu les mêmes besoins au même moment et cette colocation s'est donc présentée comme une évidence !

Comment s'est passée votre recherche de locaux ?

BERTRAND LAINE, président de 3Ditex : Un peu compliquée ! On n'a pas trouvé de bailleur acceptant de louer ses locaux à nos trois startups, même en proposant d'avancer un an de loyer ! Notre projet était perçu comme trop jeune et trop risqué puisque deux d'entre nous n'ont pas encore de clients ni de marché. Concrètement, c'est donc la SPL de Bordeaux Aéroparc qui a signé le bail et qui nous sous-loue ensuite les locaux !

3Ditex Lynxdrone Nimbl'Bot

Ludovic Dufau, Alice Lassalle, Bertrand Laine et Jad Rouhana, dans les locaux de la colocation (crédits : Agence Appa).

Quelle est votre organisation au quotidien ?

ALICE LASSALLE, directrice générale de Nimbl'bot : Pour le fonctionnement quotidien, on a divisé le loyer en trois et on s'organise pour mutualiser au mieux l'utilisation de nos machines. La première machine mise en commun a bien sûr été la machine à café !

BL : Pour l'instant, on partage les usages et les dépenses de fonctionnement mais chacun achète la machine en propre, c'est plus simple d'un point de vue comptable.

JAD ROUHANA : Et dans les faits, on mutualise aussi les moyens humains. C'est-à-dire que si l'un de nos salariés sait réaliser telle pièce ou telle manipulation technique, on s'arrange pour qu'il le fasse aussi pour les autres startups si elles en ont besoin. On note tout cela pour conserver un équilibre global mais ça permet d'avoir beaucoup de réactivité et de gagner du temps au lieu de chercher un fournisseur ou de former une nouvelle personne. Comme nos activités sont complémentaires, c'est très efficace et, récemment, on a répondu à un appel d'offres par une proposition conjointe additionnant nos expertises respectives et je pense qu'on a une bonne chance de l'emporter grâce à cela. Ce fonctionnement, fondé sur une confiance mutuelle, nous permet de proposer un concentré d'expertises cohérent et crédible ainsi qu'une taille critique.

En termes de crédibilité, est-ce que faire partie d'un collectif d'une vingtaine de collaborateurs change réellement la donne face à un grand groupe ou une PME industrielle ?

AL : Déjà, avec des équipes petites comme les nôtres, ce partage des moyens humains est un véritable gain de temps. Ensuite, vis-à-vis des clients comme des investisseurs qui viennent nous voir, il y a une sorte d'effet "wahou" parce qu'ils découvrent une "vraie" entreprise plutôt qu'une startup !

BL : D'autant qu'on ne livre pas des objets standards mais plutôt des technologies et des produits sur-mesure qu'il faut développer avec le client parce qu'il ne les trouvera pas ailleurs. Dans cette perspective, avoir une équipe plus étoffée et donc plus compétente est clairement un atout.

JR : De mon côté, la preuve de concept de Lynxdrone est faite mais chaque client nécessite des développements supplémentaires pour mettre au point le prototype fonctionnel. Je travaille actuellement avec le Groupe Cassous et Eau de Paris pour leur permettre, à terme, de disposer d'un avantage concurrentiel grâce à notre technologie. En tant que petite startup on ne peut bien évidemment pas leur garantir l'équivalent d'un outil de niveau industriel mais ce sera toujours plus efficace et crédible en étant 20 plutôt que deux ou trois.

3Ditex

Bertrand Laine (crédits : Agence Appa)

Cette colocation est-elle incontournable dans votre stratégie de développement ?

AL : Pour Nimbl'bot, oui je pense qu'elle l'est parce que s'installer seul aurait été très compliqué pour gérer le recrutement, le local, l'atelier et tous les coûts afférents. On y serait peut être arrivé mais on aurait perdu beaucoup de temps alors même que la fenêtre d'arrivée sur le marché est essentielle pour une startup industrielle. Si on perd six mois parce qu'on n'a pas d'atelier, on prend de gros risques vis-à-vis de nos partenaires et clients.

LD : Il y a deux autres aspects à prendre en compte. Le premier c'est qu'on mutualise entre nous toutes les tâches administratives et de gestion du bâtiment, des factures, etc... De quoi libérer beaucoup de temps ! Le deuxième c'est aussi les relations avec les sous-traitants extérieurs et les fournisseurs : on est clairement mieux entendus quand on est trois entreprises avec des volumes qui grimpent que quand on est seul à réclamer trois pièces détachées et qu'on n'est clairement pas une priorité chez nos sous-traitants ! Ce n'est pas forcément quantifiable mais c'est aussi un gain de temps.

JR : Depuis juin on sent que les choses avancent plus vite et qu'on a davantage de temps disponible. Il y a une dynamique et cela s'améliore encore avec le temps et les nouvelles habitudes. Mais ce projet fonctionne d'abord parce qu'on s'apprécie sur le plan personnel et professionnel, qu'on se respecte et qu'on se fait confiance. Cela ne serait pas possible avec d'autres entreprises.

3Ditex Lynxdrone Nimbl'Bot

Jad Rouhana, Alice Lassalle, Bertrand Laine et Ludovic Dufau, devant les locaux de la colocation (crédits : Agence Appa).

Cette approche collective est-elle votre parade pour surmonter les difficultés de financement rencontrées par les startups industrielles, positionnées sur de la deeptech et du hardware ?

AL : On considère souvent qu'il y a deux familles de startups : le digital et les autres. Clairement, les investisseurs sont beaucoup plus portés sur le digital parce qu'il apparaît comme moins risqué et avec une croissance potentielle plus importante. Du coup, quand on va les voir en leur disant qu'on développe du hardware, sans digital ni application mobile ni utilisateurs ou clients, c'est très compliqué. Aujourd'hui, les investisseurs veulent du logiciel plutôt que du hardware. Les outils de production ça les fait transpirer !

BL : La plupart des investisseurs regardent d'abord et uniquement le retour sur investissement potentiel face au risque. Dans ces conditions, investir dans une machine ou une chaîne de production c'est immobiliser beaucoup d'argent dans l'attente d'un retour hypothétique et parfois long. Ils préfèrent donc financer plusieurs startups du numérique qui ne coûtent pas cher en tablant sur le fait qu'une réussira plutôt que de soutenir une ou deux startups industrielles. Aujourd'hui, on cherche tous les trois à lever des fonds mais on est confrontés à cette problématique. Du coup, on se tourne plutôt vers des business angels, vers des personnes privées, ce qui est aussi lié à notre stade de développement.

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Pourtant l'industrie et la réindustrialisation figurent en bonne place dans les discours politiques nationaux et locaux...

AL : Oui, mais en réalité ces appels d'offres s'adressent bien souvent à du logiciel. L'idée est d'identifier des softwares qui peuvent s'insérer dans l'industrie 4.0 et l'usine du futur pas de sourcer des projets de hardware, jugés trop aléatoires et sensibles à la concurrence.

BL : Au départ, la Région Nouvelle-Aquitaine joue pleinement son rôle et soutient beaucoup de startups. Mais ensuite vient la question des fonds propres, qui sont indispensables pour grandir et recruter, et c'est là que ça devient compliqué puisque la Région n'a pas vocation à investir dans toutes les startups.

Nimbl'Bot

Ludovic Dufau et Alice Lassale (crédits : Agence Appa).

Parallèlement, il existe de nombreux outils avec notamment la SATT et Bpifrance pour accompagner le passage des deeptech jusqu'au marché...

LD : Oui et ils sont très utiles pour passer de l'étape de l'idéation à la phase de prototypage. Cela fonctionne et permet d'obtenir des subventions publiques, des prêts d'honneur, un accompagnement, etc. La deuxième étape c'est de réunir des fonds pour recruter, pour répondre aux demandes de nos clients industriels, pour se lancer réellement sur le marché. Et c'est cette étape là qui est délicate.

AL : Dans la R&D, il y a beaucoup de dispositifs qui financent le R, la recherche, mais il faut aussi du D, du développement, en recrutant notamment des profils spécifiques. Pour financer ce D, il faut du cash, c'est incontournable. C'est ce cash là qui est difficile à réunir quand on fait de l'industrie plutôt que du numérique. C'est plus facile aussi pour les startups directement issues des structures universitaires qui gagnent beaucoup de temps mais ce n'est pas notre cas.

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Quelles sont les conséquences de ces difficultés à réunir des fonds sur votre développement ?

FL : C'est une problématique qui s'articule avec celle de l'arrivée sur le marché, des inévitables pivots, des nouveaux marchés envisagés, etc. Cela contraint souvent les startups qui veulent vendre un robot de d'abord vendre des études de cas puis des prototypes, etc. A chaque phase ou presque, il faut trouver un nouveau financeur et des co-financements, ce qui prend beaucoup de temps ! Le tout en prenant en compte les attentes des clients et partenaires mais sans perdre de vue l'objectif de long terme et en dépensant à chaque fois au moins autant que le partenaire pour conserver la propriété intellectuelle. Pour résoudre cette équation, il faut des fonds propres !

JR : Ce qui est dommage c'est qu'on a en France une capacité d'innovation qui est impressionnante et tous les outils pour aller très loin mais on a aussi une culture des investisseurs qui est sur le zéro risque. Par exemple, une startup qui veut lever 250.000 euros en France, elle lèvera minimum dix fois plus aux Etats-Unis. Mais par contre, ils ont là-bas beaucoup moins d'outils de soutien au démarrage. Le principal problème de l'innovation en France c'est dont la frilosité des investisseurs, particulièrement vis-à-vis du hardware. Et concrètement, pour notre développement, le fait de ne pas pouvoir lever deux millions d'euros d'un coup nous contraint dans nos choix de développement : on va moins vite, on choisit des options moins prometteuses parce que moins chères, on a moins de visibilité... et on perd beaucoup de temps à chercher la tranche suivante de financement ! Et si on est contraint de lever des fonds en plusieurs fois, on devra lever davantage au final pour compenser cette perte de temps.

Lynxdrone

Jad Rouhana (crédits : Agence Appa)

Chez Nimbl'bot comme chez Lynxdrone, vous visez une levée de 250.000 euros. Un montant relativement modeste. Est-ce aussi une traduction de la frilosité des investisseurs dans l'innovation industrielle ?

AL : Oui, d'un côté, on calibre nos besoins sur les montant que les investisseurs seront prêts à nous prêter mais, d'un autre côté, si on lève trop, trop tôt, on risque de diluer le capital de l'entreprise. Mais à stade de développement égal, une startup du numérique aura probablement une valorisation bien supérieure ! Et ce qui est certain c'est que pour développer du hardware [matériel] il faut compter, au total, au moins deux millions d'euros de R&D. Et il faut aussi voir le bon côté des choses, ce mécanisme nous force à développer un produit qui répond à un besoin et qui aura un marché parce qu'on n'a pas le luxe d'avoir des certitudes et de se lancer tête baissée en étant grisé par une levée importante.

JR : C'est la loi de l'offre et de la demande. Une startup du numérique qui a 50 investisseurs intéressés peut se permettre de choisir voire même de faire monter les enchères. A l'inverse, une startup hardware qui n'a qu'une ou deux marques d'intérêt n'aura pas vraiment le choix et se retrouvera même à la merci de l'investisseur. Mais par ailleurs, quand on a les moyens financiers, on a moins besoin d'être agile, de se questionner, de faire des économies, de développer différemment et, au final, d'envisager de nouveaux marchés.

AL : Et de ce point de vue, la colocation et la mutualisation d'une partie de nos moyens nous permet de passer plus sereinement les périodes où la trésorerie est plus faible et donc probablement d'éviter de faire de mauvais choix. Quand l'un de nous trois lève des fonds ou décroche un contrat, cela permet de rassurer les deux autres. Et quand l'un se trouve un peu à sec de trésorerie, les deux autres sont là pour le soutenir. A charge de revanche pour la suite ! Et face à la crise qui arrive, on a beaucoup moins peur à trois que tout seul.

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