Une course effrénée a débuté. Après avoir bataillé pour bousculer le paradigme des énergies fossiles, la mobilité électrique se retrouve désormais confrontée à une demande de masse où les batteries sont au centre des convoitises. Sur le site girondin d'Automotive Cells Company (ACC) créé en 2021, dans une zone d'activités de Bruges à quelques kilomètres de Bordeaux, on vit très intensément cette réalité : les équipes du centre de recherche sur la batterie automobile sont passées de 300 à 800 salariés en un an.
Sur près de 30.000m2, « on créé une industrie qui aujourd'hui n'existe pas ». Les mots de Matthieu Hubert, directeur des affaires publiques d'ACC, reflètent le défi face auquel se trouve toute une filière. A savoir décupler des capacités de production pour répondre à une demande folle tout en remplissant des critères sociaux et environnementaux. 17 millions de voitures électriques seront en circulation en France d'ici 2035 selon Enedis, contre un peu plus d'un million aujourd'hui. Les constructeurs lancent un à un leurs nouveaux modèles, Citroën avec sa C3 et Renault avec sa Twingo sont les dernières nées.
Tout débute dans le centre de recherche d'ACC, créé par Stellantis et TotalEnergies via Saft, qui conçoit puis teste les batteries et leurs programmes d'industrialisation. Les lignes de production sont ensuite éprouvées dans l'usine pilote de Nersac en Charente, avant d'intégrer, si le processus le valide, les gigafactories du fabricant, dans le Nord de la France, en Allemagne ou en Italie. Au vu des exigences pressantes des constructeurs automobiles, ces procédures se font à marche forcée. « Les constructeurs nous disent : "Attendez avant de nous trouver le graal, trouvez-nous d'abord une chimie low-cost qui va nous permettre de vendre beaucoup de modèles et moins cher". Il y a la recherche et la réalité du marché », nuance Matthieu Hubert
Automatisation contre savoir-faire
Malgré la demande exponentielle, l'industriel ne peut pas faire l'économie de la partie recherche et développement. « On pourrait se dire qu'on va fabriquer directement en grande série mais ça coûterait très cher car on mettrait des mois à trouver les bons réglages des lignes de production. Il faut déterminer en amont le fonctionnement pour que la gigafactory ait le démarrage le plus efficace possible », détaille Matthieu Hubert. ACC dit être capable de créer de toutes pièces un programme, de la conception à la production en série, en douze à dix-huit mois.
Chez ACC en Gironde, les ingénieurs expérimentent les process des bureaux aux laboratoires. (crédits : Gilles Arroyo / Agence APPA)
Les procédés sont entièrement automatisés dans les usines de production de cellules de la marque, qui pourra, d'ici quelques années, équiper l'équivalent de deux millions de véhicules par an. Les postes proposés dans les gigafactories relèvent surtout de la conduite et la maintenance d'installations. Une organisation qui tranche avec les savoir-faire de l'industrie française historique de la batterie.
A quelques kilomètres d'ACC, le centre de recherche et de production de Saft emploie 750 personnes, dont les deux tiers sur l'assemblage de modules. La firme, détenue par TotalEnergies depuis 2016, adresse les marchés aéronautique et ferroviaire, avec le Grand Paris Express par exemple, pour lesquels elle produit à Bordeaux autour de 20.000 batteries par an. Ici, on respire industrie dans un style artisanal depuis plus de 70 ans. « L'amélioration permanente des process c'est un grand précepte dans l'industrie. Produire mieux plus vite en consommant le moins possible c'est un leitmotiv », clame Mélanie Boyer, investie directrice du site au printemps dernier avec dix-huit années d'ancienneté.
Des startups sans outil industriel
Bien loin des échelles des gigafactories de l'automobile, le site s'adapte tout de même à une croissance de 30 % sur ses activités. « Pour y répondre, l'approche c'est soit d'aller vers des lignes existantes - on a aujourd'hui des usines qui ont des capacités de production disponibles - soit de créer des nouvelles lignes de fabrication. Il y a quelques années on a créé à Nersac une nouvelle ligne pour produire des batteries ferroviaires en technologie lithium », décrypte la directrice.
Les process de Saft sont très manuels, comme ci-dessus pour le remplacement des systèmes d'une batterie motrice du tramway niçois. (crédits : Gilles Arroyo / Agence APPA)
Mais pour se différencier du marché asiatique, doté d'avantages concurrentiels majeurs, les fabricants européens vont aussi devoir miser sur des technologies innovantes et de niche. C'est dans ce mouvement qu'une flopée de nouveaux acteurs se développent, avec par exemple Verkor, Mecaware ou BAM. En Gironde, E-Mersiv, marque de la société Exoes, veut lancer un pilote industriel pour fabriquer des batteries premium pour l'automobile et les poids-lourds. La startup prépare une levée de fonds mais cela ne suffira pas. Elle est pour l'instant cantonnée à un grand hangar et quelques chambres de test à Gradignan, dans la banlieue bordelaise.
« Des partenariats industriels seront noués pour viser des marchés plus importants que l'aéronautique et les engins de construction. Sur l'automobile, la logistique et le domaine industriel, on aura des volumes très importants et E-Mersiv ne pourra pas y aller seul », dévoile Arnaud Desrentes, le PDG d'Exoes. De quoi intéresser des sites d'équipementiers automobiles en reconversion.
Arnaud Desrentes devant un module batterie. (crédits : MG / La Tribune)
Mais le dirigeant prévient : après la frénésie poussée par le décollage du marché, la mobilité électrique va devoir se rationaliser. « Pour développer la filière, il faut impérativement réduire la taille des véhicules. Augmenter leur taille ne va absolument pas dans le bon sens, on doit aller vers des batteries plus petites pour avoir des véhicules abordables », prévient-il. Les questions d'éco-conception, de réparabilité et circularité des composants doivent à terme s'imposer comme des impératifs. Tel un passage à l'échelle qui ne peut pas se penser sans une logique de sobriété.
Bus, scooters et triporteurs
À Chasseneuil-du-Poitou, dans la Vienne, Forsee Power fabrique des systèmes de batteries pour électrifier le marché des bus, celui des véhicules légers (motos, scooters et triporteurs) et, demain, les engins de chantiers. Pas question ici de volumes dignes du marché automobile, c'est le sur-mesure et les perspectives commerciales qui sont mises en avant par Christophe Gurtner, le directeur général de l'entreprise créée en 2011 et présente sur trois continents. Mais là-aussi, l'activité est en plein boom avec 126,6 millions d'euros au 30 septembre 2023, en hausse de +67 % sur un an. L 'entreprise a déjà équipé 2.500 bus dans le monde et plus de 130.000 véhicules légers.
Pour absorber la montée en cadence, l'usine de 15.000 m2 à Chasseneuil est automatisée pour l'assemblage et le soudage des cellules mais l'ajout des couches logicielles et la personnalisation des différents packs de batteries se font encore largement à la main, offrant une grande flexibilité. « Il faut plusieurs jours pour fabriquer un pack de batteries mais ce n'est pas tant la production en elle-même que les nombreux tests de sécurité et de fiabilité qui prennent du temps », précise Cédric Bossoutrot, le directeur de ce site de 200 salariés. Et il reste de quoi absorber sans difficulté la croissance du marché : « On peut doubler la production en conservant cette usine et il nous reste du terrain pour s'agrandir mais il reste la question de l'approvisionnement en composants et là il faut compter des délais d'au moins six mois », juge Christophe Gurtner.
Christophe Gurtner et Cédric Bossoutrot, dans l'usine Forsee Power de Chasseneuil-du-Poitou (crédits : PC / La Tribune).
Le dirigeant de l'entreprise cotée en bourse déroule ses ambitions et ses certitudes face à la concurrence alors que le fabricant américain, ProTerra, qui s'est déclaré en cessation de paiement est en passe d'être racheté par Volvo :
« Des concurrents ont déposé le bilan, notamment aux États-Unis, parce qu'ils ont levé beaucoup d'argent et l'ont investi dans des lignes automatisées peu modulables et parfois déjà obsolètes. On voit aussi de nombreux acteurs se lancer aujourd'hui mais sans bases solides. Pour réussir sur ce marché, il faut à la fois un savoir-faire technologique, des clients et du financement. C'est ce qui permettra à Forsee Power de durer. »
D'une capacité de production actuelle d'1 GWh, le site de Chasseneuil doit passer à 4 GWh à l'horizon 2028 en poursuivant une stratégie « multi-fournisseurs et multi-produits ».
Pour électrifier un bus, il faut entre six et huit de ces packs, positionnés le plus souvent sur le toit (crédits : PC / La Tribune).
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