Il aura fallu une réunion publique portant sur la modification du plan local d'urbanisme pour avoir une présentation détaillée du projet. De quoi surprendre quand on découvre son gigantisme. En bord de Garonne, sur des terrains inondables à dix kilomètres au nord de Bordeaux et face au complexe pétrochimique du Bec d'Ambès, l'entreprise EMME, pour Electric Mobility Materials Europe, veut construire une usine pour convertir le nickel et le cobalt à destination des fabricants de batteries.
Cette toute jeune société, créée en avril 2023, prépare son implantation sur le terminal de Grattequina depuis deux ans déjà avec le Grand Port Maritime de Bordeaux (GPMB), propriétaire des terrains. Mais le dossier vient tout juste d'être présenté aux habitants à l'occasion de deux réunions publiques. Même les élus de la presqu'île d'Ambès sont surpris : « C'est un projet que je découvre sur le tard », avoue Nordine Guendez, maire d'Ambarès-et-Lagrave, face à une trentaine d'habitants venus assister à la réunion publique du 23 avril.
Réduction de l'empreinte carbone des batteries
L'entreprise fait ses premiers pas mais elle est dirigée par des figures expérimentées de l'industrie minière et de la mobilité. Avec, à sa tête, Antonin Beurrier venu présenter les ambitions d'EMME. « On mesure le retard de l'industrie européenne dans la sécurisation des éléments clés de sa compétitivité. Le raffinage du nickel et du cobalt n'est pas suffisant, il nous transformer ces métaux en sulfates pour alimenter la chaîne de production des batteries européennes », explique le PDG, qui veut participer à relocaliser un maillon de l'approvisionnement de la filière, essentiellement issu de l'Asie.
L'usine traiterait ainsi ces métaux lourds obtenus par l'extraction minière afin de les convertir en sulfates (sels) utilisables dans les cathodes des batteries. Une activité qui classerait ainsi le site en Seveso seuil haut, soit le plus haut niveau de vigilance attribué pour un complexe industriel. Vantant un approvisionnement basé sur des critères sociaux et environnementaux exigeants avec une transformation en France, les porteurs disent être capables de réduire par cinq l'empreinte carbone de leurs matières, par rapport à l'état de l'art dans l'industrie de la batterie.
Des ambitions qui vont coûter 480 millions d'euros. C'est le montant du plan de financement présenté, qui mise à 53 % sur les fonds propres de l'entreprise et les aides publiques. L'autre partie relève de l'endettement et d'une levée de fonds à venir cette année. Un montage conséquent mais resté discret jusqu'ici puisque le gouvernement, très emballé par le dossier, a voulu l'accompagner en coulisses, glisse une source à La Tribune. Le financement de l'État devrait être conséquent et Emmanuel Macron doit mettre en lumière le projet lors du sommet Choose France le 13 mai prochain.
Une affaire de souveraineté
« J'ai vu le meilleur comme j'ai vu le pire au cours de ma carrière. Et notamment des sites qui ne doivent pas être qualifiés pour fournir le marché européen », promet Antonin Beurrier, présentant un projet qui doit « décarboner notre économie ». Mais il s'agit en réalité et avant tout d'une affaire de souveraineté. L'Europe ne dispose pas sur son sol des minerais nécessaires pour abreuver ses gigafactories mais elle peut assurer ses arrières en sécurisant la chaîne d'approvisionnement et en transformant elle-même une partie des besoins.
Pour l'État et la Région Nouvelle-Aquitaine, qui adoubent le projet, c'est l'occasion de consolider la chaîne de valeur constituée autour de l'industrie de la batterie. « C'est un maillon qui manquait dans le cadre de la fabrication des batteries. C'est une façon aussi de se libérer de la prégnance - et c'est un faible mot - de la Chine. C'est une compétence qu'on n'a pas aujourd'hui », empile Alain Rousset, le président du conseil régional de Nouvelle-Aquitaine, pour La Tribune. EMME envisage ainsi de fournir 20.000 tonnes de sulfate de nickel et 1.500 tonnes de sulfate de cobalt chaque année, soit 3 % des besoins estimés du continent. Mais la communication vertueuse autour du projet a la dent dure face à son choix d'implantation en zone naturelle, alors que l'État vient de référencer 55 sites industriels clés en main.
Quand l'usine devient île
Aux portes de l'estuaire de la Gironde, le plus grand d'Europe, l'industriel lorgne sur un terminal et des terrains détenus par le Port de Bordeaux sur les communes de Blanquefort et Parempuyre. L'emprise de l'usine s'élève à 30 hectares sur plus de 12.000m2 de surface bâtie, pour des bâtiments culminant à 25 mètres de hauteur. Le tout sur 11 hectares de zones humides et entouré de parcelles agricoles submersibles. Pourtant, à la suite de premiers travaux d'aménagement entrepris par le Port dans les années 2010, Bordeaux Métropole avait identifié le secteur comme un potentiel foncier à urbaniser. EMME envisage un remblaiement massif du site, sur 12 hectares contre 25 souhaités à l'origine, pour surélever ses constructions et éviter l'inondation du complexe.
Quitte à ce qu'il se retrouve presque cerné par les eaux durant les crues du fleuve. « On fait des projections avec des niveaux supérieurs à ceux de la tempête Martin, en intégrant aussi une élévation de la mer de 60 centimètres [comme le prévoit le Giec, ndlr]. Avec ça, on voit qu'à Bordeaux, le niveau de la Garonne restera sensiblement le même car l'excédent est absorbé par les marais, par les jalles et la presqu'île d'Ambès, expose un ingénieur du bureau d'études Artelia. L'estuaire est en capacité d'absorber ces pics de marée. » A quelques kilomètres de la confluence des deux fleuves qui forment l'estuaire, le site, cerné au nord et au sud pas des jalles, serait donc exposé.
« L'usine serait une île si les terres venaient à être inondées alors qu'elle contiendra des minerais qui polluent le sol, l'eau et l'air, s'élève Florence Bougault, représentante de la Sepanso Gironde, association environnementale. Est-ce la priorité nationale de faire prendre un risque au premier estuaire d'Europe ? Je ne dis pas qu'il ne faut pas faire d'usines en France, je dis que ce n'est pas le bon endroit. » Un aléa submersion que le porteur de projet dit pouvoir maîtriser. « Dans le design de l'usine, il y a trois niveaux de protection qui font que jamais l'eau n'entrera en contact avec les matières », assure Antonin Beurrier.
Une relance du trafic pour le Port
Un attrait à toute épreuve pour cet emplacement à risque mais ô combien stratégique pour l'entreprise. Avec l'accès fluvial, l'usine pourra être approvisionnée et expédier sa production directement par bateau. La proximité avec la métropole bordelaise lui permet aussi d'être connectée à un bassin d'emploi qui recèle de viviers de talents dans les batteries, l'automobile, l'aéronautique ou plus largement les process industriels. Un point décisif puisqu'elle compte recruter 200 personnes pour son lancement et jusqu'à 300 au fil de sa montée en puissance. Ce qui aurait été plus délicat sur la friche industrielle du Verdon, site déjà artificialisé mais enclavé à la pointe du Médoc et propriété du GPMB.
Difficile de savoir qui est le plus ravi entre l'entreprise et le port. Si le terminal de Grattequina rassemble toutes les attentes de EMME, le Port lui s'entiche d'un projet qui pourrait rapporter gros. En plus de la location des terrains sur une période 40 ans, l'activité de l'usine de minerais amènerait une hausse des flux de conteneurs estimée à 20 %. Inespéré à l'heure où le GPMB a perdu le même volume de trafic portuaire entre 2017 et 2023. L'industriel espère désormais obtenir une modification du PLUi, qui rendra les terres constructibles, d'ici début 2025, avant d'engager l'enquête publique et de déposer les demandes de permis de construire et d'autorisation environnementale. La mise en route est annoncée pour 2027.
Cette avancée à toute vitesse a du mal à passer pour les riverains, qui regrettent de ne pas avoir été consultés plus tôt. « Le problème sur ce territoire avec le Port de Bordeaux, c'est qu'on ne voit arriver que des entreprises à risque », résume une habitante. « Une industrie, on ne va pas la mettre en plein milieu de quartiers existants. S'il y a bien une activité que l'on ne peut pas implanter sur une zone urbanisée, c'est l'industrie », rétorque Sébastien Boime, urbaniste mandaté sur le projet. Une conciliation d'activités plus que jamais délicate sur les rives d'un estuaire sous tension à l'heure des bouleversements climatiques.
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