Dans les distilleries, le Cognac va-t-il perdre la flamme ?

REPORTAGE. La transition énergétique impose de nouveaux procédés de distillation décarbonés et sobres à la filière Cognac. Guidées par l'interprofession, les grandes maisons empruntent des chemins différents pour remplacer le combustible fossile. On parle d'hydrogène ou même de nouveaux générateurs qui supprimeraient la flamme réglementaire sous les alambics.
Le maître de chai de la Maison Martell Christophe Valtaud devant les alambics de la distillerie de Galienne à quelques kilomètres de Cognac.
Le maître de chai de la Maison Martell Christophe Valtaud devant les alambics de la distillerie de Galienne à quelques kilomètres de Cognac. (Crédits : MG / La Tribune)

Qualifier le moment de période faste pour le Cognac est un euphémisme : le voilà qui pèse près de quatre milliards d'euros grâce à ses ventes 2022, un record. De quoi célébrer, avec beaucoup d'insouciance, la Fête du Cognac dans un bon mois sur les quais de la Charente. Les fans de musique et de terroir verront peut-être une allusion fortuite à la distillation quand Juliette Armanet montera sur scène pour déclamer : « Tu fais brûler ma flamme / L'étincelle de tous mes drames ». Une déclaration enflammée et annonciatrice de grands changements.

En coulisses, le Bureau national interprofessionnel du Cognac (Bnic) prépare une modification du cahier des charges qui vise à substituer le gaz naturel et le propane par des procédés de chauffe alternatifs. Si l'Inao valide les expérimentations menées depuis 2019, les alambics ne devront plus obligatoirement couver une flamme nue. La profession cherche par là à limiter son empreinte carbone en agissant sur ce maillon au lourd impact énergétique : la distillation représente 13,5 % des émissions de gaz à effet de serre de la filière. Un procédé particulièrement énergivore puisqu'il chauffe deux fois l'alcool pour obtenir sa condensation. Voilà qu'une petite révolution s'annonce dans un vignoble mondialement connu pour son spiritueux issu d'une double distillation.

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Après le charbon, le bois et le gaz, l'électricité

Pour les distilleries charentaises, c'est la saison calme : les ébullitions ont été stoppées au 31 mars, comme le veut la réglementation, et le printemps est propice pour la maintenance des alambics. Il y a de quoi faire après un hiver à plein régime où les bécanes cuivrées ont gratifié la filière Cognac de plus d'un million d'hectolitres d'alcool pur. Un pallier dépassé pour la deuxième fois seulement dans l'histoire de l'appellation alors que les professionnels craignaient une pénurie de gaz, qui n'a finalement pas eu lieu. Après la crise énergétique de la campagne 2021-2022, où les surcoûts se sont envolés entre 200 à 300 %, les résultats des expérimentations menés par le BNIC et les grandes Maisons se font attendre avec impatience. Les distillateurs ne veulent plus être soumis aux aléas du marché de l'énergie.

« L'inflation et la crise énergétique renforcent notre besoin », active Eric Pinard, le président du syndicat des bouilleurs de profession. « L'objectif, il est de s'adapter à son époque, de trouver des innovations, des procédés qui répondent aux enjeux du moment. »

Un vignoble de petits distillateurs

La distillation charentaise compte 1.400 professionnels regroupés en deux familles : les bouilleurs de profession qui traitent les vins des viticulteurs, et les bouilleurs de cru qui distillent leur propre production dans de plus petits alambics. Cette seconde catégorie représente plus de 90 % des effectifs et constitue une particularité pour le vignoble du Cognac, où les process demeurent très artisanaux. D'où la difficulté pressentie pour diffuser les innovations sur les 2.900 alambics du parc vinicole et faire accepter la transition des savoir-faire.


Habituée aux changements, la profession a déjà changé de combustible au fil des siècles : le charbon d'abord, puis le bois et enfin le gaz au mitan du 20e siècle. C'est désormais l'électricité qui arrive en grandes pompes. Et c'est chez la Maison Martell que ça se passe.

Dans les allées de la distillerie Galienne, propriété du numéro deux du Cognac en chiffre d'affaires, il y a les grands alambics rouges montés sur leur foyer et surmontés de cheminées qui évacuent les vapeurs chaudes. Rien qu'on ne retrouve au fond du bâtiment, à l'abri des regards, sur le distillateur nouvelle génération décarboné et sobre que Martell nous présente. L'engin bardé de capteurs dispose d'un générateur électrique qui remplace le combustible fossile. Mais le liquide qui s'en écoule n'est pas du Cognac puisque le cahier des charges impose encore une flamme sous l'alambic. Le prototype fait l'objet d'une expérimentation pour mesurer l'impact du processus sur la qualité de l'eau-de-vie. Il permettrait de réduire de 88 % les émissions de gaz à effet de serre de ce maillon s'il est validé par l'Inao.

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L'alambic expérimental de Martell et son procédé de chauffe électrique en circuit fermé. (crédits : MG / La Tribune)

 La flamme électrifiée

« Si on veut véritablement parler de sobriété en réduisant de plus de 50 % nos consommations énergétiques, et c'est ce que nous ont appris nos recherches, nous avons compris qu'il fallait aller au-delà de la distillation charentaise classique et s'éloigner du cahier des charges », tranche Christophe Valtaud, maître de chai chez Martell, après cinq ans de recherche. La marque veut donc aller encore plus loin en intégrant une chaudière surpressurisée et un système de récupération des chaleurs en circuit fermé. Adieu donc l'emblématique cheminée mais bonjour les économies : la consommation énergétique diminue de 55 %. Voire même de 90 % demain grâce à l'ajout d'une pompe à chaleur selon Christophe Valtaud. On y est pas, mais le discours a le mérit de vanter l'importance de la sobriété en même temps que la réduction des émissions. « Quelle que soit l'énergie choisie, vous devrez avoir un système de réinjection de la chaleur », prédit le maître des chais à ses concurrents.

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Car d'une maison à l'autre, les stratégies sont bien différentes. Chez Hennessy, le leader de la filière qui pèse 1,8 milliard d'euros de chiffre d'affaires, on s'est montré beaucoup plus opportuniste. La Maison a fait appel à Bulane, une jeune société spécialisée dans la combustion à hydrogène, pour implémenter ce gaz propre sur son parc d'alambics. « L'alambic on n'y touche pas, on vient simplement y plugger [brancher, NDLR] un électrolyseur », tempère Nicolas Jerez, président de la startup. Un électrolyseur central alimenté en électricité et en eau couplé au système de gaz classique, pour remplacer 25 % de la puissance thermique finale. De quoi garder une flamme sous l'alambic, préserver les savoir-faire et les matériels. « En terme de sécurité, de réglementation, on est sur un déploiement technique facilité », se félicite Félix Pouyanne-Lafuste, directeur distillation d'Hennessy, en présentant un « dispositif réversible » et « compatible avec d'autres solutions ».

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Les chaleurs des alambics classiques sont expulsées par des cheminées. (crédits : MG / La Tribune)

Les premières eaux-de-vie distillées par une flamme en partie décarbonée ont été tirées de l'alambic en février 2022. La marque du groupe LVMH travaille à un système 100 % alimenté par l'hydrogène ou couplé avec d'autres énergies propres comme le biométhane par exemple. Contrairement à son concurrent Martell qui mène des recherches en interne, Hennessy veut entretenir la flamme. « Il est possible de "l'électrifier" et de faire de cette flamme un totem », poursuit Nicolas Jerez argumentant sur la capacité de l'innovation à « décarboner une filière tout en préservant les savoir-faire ». Si l'hydrogène nécessite une grande quantité d'énergie pour sevrer entièrement la distillation de gaz classique, cette technologie légère en matériel pourrait en effet mieux s'intégrer dans les centaines de petites distilleries.

Rester à l'échelle artisanale

Entre le changement de format proposé par Martell, sans flamme et très pertinent en termes de gains énergétiques, ou l'innovation adaptable portée par Bulane et Hennessy qui cherche encore son mix, la transition pourrait donner quelques sueurs chaudes aux distillateurs. « Les innovations seront plus facilement déployables dans les grandes distilleries », juge Eric Pinard, pour le syndicat des bouilleurs de profession. « La limite c'est la capacité technique à déployer un process innovant et à l'amortir. » Les Maisons de Cognac se rodent sur des petits alambics entre 12 et 20 hectolitres pour coller à l'échelle de production de l'appellation. « Notre problème n'est pas de répondre aux besoins des sites industriels mais à ceux des bouilleurs de cru. Vous devez permettre à l'ensemble de votre appellation de s'adapter », assure Christophe Valtaud.

Et cette flamme totémique alors, symbole d'un procédé artisanal, faut-il se résoudre à l'abandonner ? Pour le chef de file des bouilleurs de profession, « il n'y a pas de chakra, notre guide c'est la qualité : une belle eau-de-vie fine et élégante ». Chauffer moins mais mieux, ou différemment même, c'est la nécessité qui s'impose aux distilleries depuis des centaines d'années. Mais les économies sont supplantées aujourd'hui par les impératifs climatiques car la planète est déjà en surchauffe. L'Inao doit rendre ses conclusions dans deux ans pour permettre à la filière d'engager la décarbonation de cette partie de son activité. Le président du Bnic Christophe Véral compte parmi les plus impatients. Début juin, il déclarait lors de la journée de présentation du futur siège de l'interprofession : « Les XO [les plus vieux Cognac, ndlr] sont déjà irréprochables, mais doivent être encore plus irréprochables ». Telle une filière qui doit faire mieux. Et qui a besoin de se l'avouer.

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Commentaire 1
à écrit le 22/06/2023 à 15:06
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Pour faire un bon alcool, il faut une chaleur douce, c'est à dire un chauffage au bois.

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