"Architectes, foutez-vous à poil ! "

Par Mikaël Lozano  |   |  624  mots
Michel Serres, philophe et historien des sciences
Michel Serres n'aime pas vraiment ce que l'architecture est devenue ces dernières années. Et il l'a dit publiquement avec la faconde qu'on lui connaît lors d'un moment d'échange organisé par Adim Sud-Ouest, société de Vinci Construction France, lors de la dernière édition de la biennale d'architecture, d'urbanisme et de design à Bordeaux. Le philosophe et historien des sciences appelle les professionnels à se révolter, mais avec le sourire.

Assister à une conférence de Michel Serres, c'est souvent l'occasion de prendre un grand bol d'air frais en pleine face. Le souriant philosophe prend un malin plaisir à malmener son auditoire. Devant un public d'acteurs de l'immobilier et de l'urbanisme, le philosophe a récidivé vendredi 12 septembre lors d'une carte blanche consacrée à l'architecture et à l'urbanisme. Morceaux choisis.

Sur l'habitation :

"Quand on parle d'habitat, il faut évoquer trois mémoires profondément ancrées en l'homme. La première, c'est que nous sommes des animaux. Nos habitats sont les squelettes géométriques d'un arbre. Nous habitons des arbres. L'architecte construit des arbres ! Il recherche l'indépendance énergétique, à capter le soleil, à entourer son œuvre de feuillage. C'est la plus vieille idée du monde. Voilà pour la première mémoire. La deuxième : les paléoanthropologues savent que les chasseurs-cueilleurs choisissaient volontiers pour s'établir la savane arborée, près d'un point d'eau. Aujourd'hui, le rêve du plus riche reprend ce rêve ancien. Nos projets ne sont solides que s'ils récupèrent quelque chose de solidement ancré dans notre mémoire. Concernant la troisième mémoire : le lieu, c'est l'appareil génital de la femme. Si j'étais riche, j'appellerai un architecte et je lui dirai : "Faites-moi une femme !" Nous cherchons à retrouver, dans notre habitation, dans notre chambre, dans notre lit, les sensations que nous avons vécues pendant neuf mois."

Sur la mort de la ruralité :

"Rendez-vous compte qu'en 1820, 8 % seulement de l'humanité habitait les villes ! Un jour, j'ai été interrogé par une journaliste sur l'événement qui selon moi était le plus important du XXe siècle. En 1900 en France, 65 à 70 % des habitants vivaient de l'agriculture ou de métiers relatifs. En 2000, ils étaient 1 %. Pour moi, l'événement le plus frappant du XXe siècle, c'est la désertion de l'espace rural. La ville a tué la ruralité."

Sur les banlieues :

"Ma banlieue, c'est le 9.3. Tout le monde dit qu'elle est glauque, pauvre. Mais venez ! Elle est infiniment plus riche que des bourgades de la Creuse ou de l'Ariège. On y habite dans des endroits plus proches de l'ascenseur social. Notre rapport aux banlieues est je crois plus réussi que celui entretenu avec ces bourgades agricoles où disparaissent les hôpitaux, les écoles..."

Sur l'espace :

"Mon adresse a changé. C'était un espace avec des chiffres et des lettres, cartésien, métrique. Une rue, un numéro. Je n'y reçois plus que des pubs. En revanche, sur mon mail, sur mon téléphone, c'est désormais là que je reçois des messages qui m'importent. J'ai changé d'adresse ! Et notre rapport à l'espace aussi a changé. Si j'appelle une interlocutrice pour un rendez-vous galant, l'espace devient autre, sans distance puisque je peux téléphoner de n'importe où. Nous habitons maintenant un espace sans distances topologiques. L'âne, le cheval ont réduit les distances. Les technologies de l'information et de la communication les ont supprimés."

Sur les villes :

"J'ai été frappé, à mon arrivée aux Etats-Unis, par la laideur des villes américaines, qui tenait à la prégnance de l'écriture. Cette écriture a envahi la France dans les années 70. Quand nous arrivons dans une ville, nous pénétrons aujourd'hui dans des laideurs hurlantes. Ces entrées sont devenues la honte de la France et cela tient uniquement à l'écrit. L'architecture est morte, l'écriture a tué le bâtiment. Vous ne bâtissez plus que des écrans, des pages. Et pourtant, je suis un homme d'écriture, j'ai écrit 60 bouquins. Mais celle-là tue votre métier, merde ! Déshabillez-vous ! Architectes, foutez-vous à poil ! A poil les archis ! Le premier qui saura restaurer le bâti aura sauvé l'architecture."