Prix de Flore 2018, la maison d'édition bordelaise l'Arbre Vengeur fête ses vingt ans

L'Arbre Vengeur est l'une de ces maisons d'édition bordelaise qui font parler d'elles grâce à des choix éditoriaux tranchés et un travail très soigné. Cette TPE installée à la Fabrique Pola a non seulement décroché le prix de Flore mais remet aussi en lumière de remarquables auteurs oubliés, comme ceux du « merveilleux-scientifique », courant né en France à la fin du XIXe siècle dans le sillage de Jules Verne. Rencontre avec le dirigeant David Vincent, qui nous ouvre les portes d'un secteur très concurrentiel où les livres ont à peu près la durée de vie commerciale d'un produit ultra-frais dans la GMS.
David Vincent
David Vincent (Crédits : Agence Appa)

Installée à la Fabrique Pola, association dont les locaux regroupent des artistes et professionnels de la culture, sur la rive droite de Bordeaux, la maison d'édition l'Arbre Vengeur, cofondée par Nicolas Etienne et David Vincent, va fêter son vingtième anniversaire en 2023. L'Arbre Vengeur est l'une des trois maisons d'éditions qu'accueille la Fabrique Pola, qui bénéficie notamment de financements européens, aux côtés de Cornélius et du Requin Marteau, qui éditent recueils au format bande dessinée.

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« Moi je suis le lecteur et mon associé, Nicolas Etienne, le graphiste. Pendant vingt ans j'ai été libraire chez Mollat, mais j'ai rencontré Nicolas plus tôt, pendant qu'il était stagiaire. Nous avons décidé de créer notre petite maison à nous. Nous y travaillons tous les deux, mais c'est moi qui y suis à plein temps. Tout en gérant la partie artistique, graphique et la fabrication, Nicolas Etienne est directeur artistique au Conseil départemental de la Gironde. Notre démarche consiste souvent à associer des textes littéraires à des illustrations un peu décalées », démarre David Vincent installé dans son local avec vue en première ligne sur la Garonne, deux murs tapissés de livres, un tigre grandeur nature en stuc posé en face de la porte d'entrée, et deux canapés en mousse.

L'Arbre Vengeur, l'histoire d'un binôme

Les deux associés travaillent de concert mais en parallèle sur le même objectif. Dans cadre d'une association durable mais dessinée en pointillés.

« Les duos d'éditeurs ce n'est pas évident, c'est même très rare. Nous avons chacun notre territoire et nous nous voyons très peu. Et puis nous nous vouvoyons. Comme Nicolas Etienne était mon stagiaire à la librairie le pli a été pris assez tôt. Et puis quand on se vouvoie il y a des choses que l'on se retient peut-être de dire. À l'Arbre Vengeur on a sans doute un côté un peu "teigneux" », pose David Vincent.

Sa production très soignée met notamment la focale sur des courants littéraires à redécouvrir, comme le merveilleux-scientifique en France, mais aussi des auteurs majeurs passés à la trappe, à l'instar de l'auteur écossais Algernon Blackwood, parti s'installer au Canada où il a développé une œuvre singulière. L'Arbre Vengeur publie aussi le grinçant Courteline, ainsi que des auteurs contemporains vivants, comme Raphaël Rupert, qui, avec « Anatomie de l'amant de de ma femme » a valu à la petite maison d'édition bordelaise de décrocher le prestigieux prix de Flore en 2018 !

Sur dix livres, il y en a un qui doit payer les neuf autres

« On a eu de la chance, Frédéric Beigbeder (président du jury du prix de Flore -Ndr) a poussé notre livre. Ce prix nous a fait des entrées financières : nous en avons vendu 10.000 exemplaires. Dans le monde de l'édition c'est souvent comme ça. Il n'y a pas de revenus réguliers, récurrents. Le gros coup de chance serait de tomber sur le best-seller qui dure... Une chose compte : avoir une publication qui fonctionne. C'est la célèbre loi de Diderot : quand on édite dix livres, il y en a un qui doit payer les neuf autres.

Cela veut dire qu'il y a beaucoup de pertes. Sur les 550 romans publiés à la rentrée littéraire, il y en a peut-être vingt qui s'en sortent. Et ce phénomène ne fait que s'amplifier. D'où l'importance des prix littéraires », décortique pour La Tribune David Vincent, qui précise qu'en 2021, une bonne année, l'Arbre Vengeur a réalisé un chiffre d'affaires de 180.000 euros ».

Fabrique Pola

Vue de la Fabrique Pola (crédits : Agence APPA).

Même en considérant le manuscrit d'un roman comme une matière première et le livre imprimé comme le produit finit que l'on va distribuer, la boucle n'est pas bouclée. Parce que, comme l'explique David Vincent, le marché du livre fait partie de ces systèmes d'échanges où se sont développé des pratiques très spécifiques.

« Les libraires paient les livres qui leurs sont distribués. Mais ensuite ils retournent les invendus aux éditeurs qui doivent les rembourser. C'est le système des avoirs. Malgré les contraintes ce mécanisme permet aux éditeurs de générer de la trésorerie. Soyons clairs, ça marche ainsi et depuis si longtemps que la plupart des éditeurs font imprimer des livres uniquement pour générer de la trésorerie, faisant des libraires des sortes de banquiers... sans miser sur le succès...», cadre David Vincent.

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Des morts avec des droits et des morts sans droits

Si tout le monde, hormis les plus gros éditeurs, imprime désormais en Europe centrale, le contrôle de ce poste de dépense ne suffit pas à faire la bonne santé de l'éditeur. Puisqu'en amont ce dernier doit mixer des cocktails très délicats, en particulier en assemblant la bonne proportion d'auteurs morts dont les œuvres sont entrées dans le domaine public (70 ans après leur décès) avec celle des vivants mais aussi des morts dont les droits d'auteurs sont toujours d'actualité. Grosso modo un auteur (vivant ou mort) dont les droits sont toujours actifs coûte 10 % plus cher qu'un mort dont les droits sont passés dans le domaine public. .

A cela s'ajoute la rémunération des illustrateurs, des traducteurs et les choix techniques faits, comme la fabrication de couvertures avec ou sans rabat. Soulignons que ceux des livres de l'Arbre Vengeur sont très efficaces et qu'ils évitent réellement d'avoir à corner les pages.

« Nos coûts de revient vont de 3.000 à 6.000 ou 7.000 euros par livre édité, en fonction des options de fabrication, de contenu et surtout de l'importance du tirage. En général nous tirons entre 1500 et 3000 exemplaires. Comme je vous l'ai expliqué, il faut calculer au plus juste parce qu'il faut toujours avoir en tête les possibles retours des libraires », éclaire David Vincent.

150 exemplaires : la plus mauvaise vente jamais réalisée

Les livres de l'Arbre Vengeur sont distribués, en France, en Belgique mais aussi au Canada, par Harmonia Mundi. Comme le souligne David Vincent, les facteurs de risque sont énormes d'autant plus que depuis un an le prix du papier explose. Malgré tout, la maison d'édition ne peut pas répercuter plus de 4 % de cette flambée des coûts sur le prix de vente. Au bout du compte le jugement du dieu de la littérature est rapide puisque la durée de vie d'un livre n'excède pas trois à six mois...

« C'est un peu comme la durée limite de vente des produits dans un rayon frais ou ultra-frais en supermarché... Les jeunes auteurs ont souvent du mal à l'accepter. Nous recevons une dizaine de manuscrits par semaine et chaque année nous essayons de publier un premier roman à la rentrée. Le métier nous oblige à faire de savants calculs. En littérature nous aimons beaucoup les nouvelles, mais c'est un genre qui ne marche pas en France. Notre plus mauvaise vente n'a pas dépassé les 150 exemplaires, quand la meilleure en a fait plus de 20.000 » rembobine le cofondateur de l'Arbre Vengeur.

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Des redécouvertes sélectionnées avec un goût très sûr

Parmi les publications de l'Arbre Vengeur on peut sans risque signaler le recueil de nouvelles récemment publié intitulé « La forêt pourpre » signé par Algernon Blackwood. Auteur écossais installé au début du XXe siècle au Canada et présenté comme son modèle par Philip Howard Lovecraft, maître de la littérature fantastique. Il apparait pourtant très vite dans ces cinq nouvelles qui composent « La forêt pourpre » qu'Algernon Blackwood se détache avec une grâce lumineuse de son ténébreux disciple de Providence. Dans « La clairière du loup » (1920), « La vallée des bêtes sauvages » (1921) Algernon Blackwood se montre d'une incroyable modernité, s'engageant sans effort ni fausse note où Lovecraft n'a jamais pu aller : au plus profond de la culture amérindienne.

En plus de choix très sûrs dans les manuscrits, l'Arbre Vengeur s'efforce aussi de faire connaître des courants littéraires d'avant-garde qui ont marqué leur époque en France, comme le « merveilleux-scientifique ». Un genre typiquement français né dans le sillage de Jules Verne, dont le représentant le plus connu est sans doute Maurice Renard avec le Péril Bleu (1911) où des extra-terrestres capturent des êtres humains pour les étudier dans leurs vaisseaux... Ce courant littéraire a mobilisé de nombreux médecins et l'Arbre Vengeur publie en particulier « Les petits hommes de la pinède » (1920), du plus connu de ces praticiens écrivains  : Octave Béliard. Une histoire qui part du fait qu'il est possible de créer des miniatures vivantes en modifiant de façon très contrôlée leur développement cellulaire...

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