LA TRIBUNE - Quelles seront les conséquences de la guerre en Ukraine, qui est un grand producteur de blé, pour les agriculteurs français ?
PIERRE BLANC - La France ne sera pas la plus affectée par la guerre qui sévit dans le grenier à blé russo-ukrainien. Après avoir connu un renchérissement depuis 2021, le prix du blé est encore plus sous pression depuis le début de la guerre, au point qu'il a dépassé la barre des 450 euros la tonne - du jamais vu. Cette évolution est a priori favorable aux céréaliers français. Il est vrai que le montant des coûts de production va grimper à cause de la flambée du prix des engrais, qui est indexé à celui du gaz en forte hausse. Mais les céréaliers devraient surmonter le choc.
Dans ce contexte inflationniste, ce sont les éleveurs qui vont surtout souffrir. Parce qu'ils ne pourront pas échapper au renchérissement du coût des céréales nécessaires à l'alimentation animale. Mais tout dépend en dernière instance des politiques publiques d'amortissement du choc de prix mises en œuvre notamment à l'échelle du pays. Le secteur des semences qui a investi en Ukraine est quant à lui déjà affecté du fait de la fermeture de ses unités de production.
Personne ne sait encore quelles seront les retombées internationales de cette guerre déclenchée par la Russie contre l'Ukraine. Mais y a-t-il un risque de crise agricole internationale ?
Le grenier à blé russo-ukrainien concentre les meilleures terres à blé du monde. Il s'agit de terres noires très profondes, très fertiles, qui couvrent 30% des achats sur les marchés mondiaux. Ces terres se trouvent essentiellement à l'Est de l'Ukraine, même si l'Ouest du Dniepr n'en est pas dépourvu. Bien entendu on en trouve aussi abondamment au Sud-ouest de la Russie.
Ces terres ont suscité la curiosité au 19e siècle au point qu'on peut considérer qu'elles sont à l'origine de la création de la pédologie : la science du sol. Les sols du grenier russo-ukrainien sont tellement favorables à la culture du blé que, jusqu'en 1914, l'empire russe en a été le premier producteur mondial. Après des décennies de vicissitudes (révolution, guerre civile, collectivisation, etc.), la Russie a pu revenir en force sur le marché mondial du blé à compter des années 2010, après avoir disloqué les grandes structures collectivistes et réarmé son agriculture, ce que Poutine voulait. En 2015, la Russie s'imposait ainsi à nouveau comme le premier producteur mondial de blé. Parallèlement, l'Ukraine, indépendante de la Russie depuis 1991, avait, elle aussi, opéré le démantèlement de ses structures collectives et aussi réinvesti son agriculture.
Faut-il comprendre que ce retour au plus haut niveau mondial de la production de blé constitue aussi pour la Russie une arme de plus dans un arsenal déjà bien garni ?
Cette domination de la production mondiale revêt une portée économique et géopolitique immédiates, la Russie ayant fait de l'agriculture un vecteur de puissance ou de rayonnement en se servant du blé, notamment au Moyen-Orient. C'est le cas pour l'Égypte, pays le plus dépendant au monde et à forte valeur stratégique, et de la Syrie, qui abrite le port stratégique de Tartous très utile pour Moscou. La Syrie était certes autosuffisante jusqu'aux années 2000, mais elle a été frappée par une grave sécheresse entre 2006 et 2010 puis par la guerre civile. Moscou a ainsi soutenu Bachar el-Assad en envoyant son blé.
La Russie cible aussi l'Afrique Subsaharienne où le blé fait partie de l'équation politique, dans des pays comme le Mali ou la Centrafrique. On peut se demander dans quelle mesure cette dépendance aux céréales russes n'explique pas la neutralité de certains pays quand il a fallu condamner l'agression de l'Ukraine par la Russie.
Quel va être l'impact de la guerre sur la production de blé dans ce grenier russo-ukrainien ?
Il dépendra de l'étendue et de la durée de l'invasion de l'Ukraine. On ne mesure pas encore les dégâts sur les champs ukrainiens, les infrastructures et sur la main-d'œuvre agricole. Quant au grenier russe, ce n'est pas parce qu'il n'est pas a priori touché par les combats, que ses performances sont assurées, surtout à l'heure des sanctions. Indirectement, le conflit pèse déjà sur les coûts des engrais dont la fabrication est indexée sur les prix de l'énergie nécessaire à leur fabrication.
Quelles conséquences prévisibles de cette invasion anticipez-vous dans les pays les plus dépendants des blés venus d'Ukraine et de Russie, en particulier en Afrique du Nord et au Proche Orient ?
Comme je vous l'ai précisé le grenier à blé russo-ukrainien représente un tiers des achats sur les marchés mondiaux. Il y a d'ailleurs actuellement un vrai mouvement de panique dans les pays déjà très fragiles qui sont en état de dépendance alimentaire vis-à-vis de la Russie et de l'Ukraine. Ce n'est pas forcément dramatique pour ceux qui ont de grandes richesses, comme le Qatar. Il s'agit en l'occurrence de pays exposés mais financièrement solides, avec des marges de manœuvres. Cela s'annonce par contre dramatique pour ceux qui sont réellement exposés et fragiles comme l'Egypte, la Tunisie et le Liban. Des pays qui cumulent dépendance au blé russe et fortes contraintes financières.
Au lendemain de la décolonisation de nombreux pays arabes ont essayé d'acquérir leur indépendance alimentaire en développant une agriculture irriguée. Souvent en vain. Aujourd'hui, l'Egypte dépend à 80% de la Russie pour son approvisionnement en blé.
(1) PIERRE BLANC est rédacteur en chef de la revue internationale « Confluences Méditerranée » (Cairn.info), il a aussi publié de nombreux ouvrages, dont « Terres, pouvoirs et conflits. Une agro-histoire du monde » (Paris presses de Sciences po -2e édition). Pierre Blanc intervient par ailleurs dans "Le Déméter", publication annuelle du Club Déméter, centre de réflexion consacré aux enjeux mondiaux de l'agriculture, coédité avec l'Iris (Institut de relations internationales et stratégiques).
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