Ni la pandémie de Covid-19 ni les bouleversements politiques survenus aux élections municipales de 2020, avec l'arrivée du maire EELV Pierre Hurmic à la tête du palais Rohan, n'ont semble-t-il encore changé la nature des relations conflictuelles qu'entretiennent, sur la rive droite de Bordeaux, l'écosystème Darwin et l'aménageur du nouveau quartier Bastide Niel : Bordeaux Métropole Aménagement (BMA) ou plutôt la SAS Bastide Niel, dont BMA fait partie. Pourtant, ce mercredi 30 juin, lors du bilan de la première année de mandat, Claudine Bichet, la première adjointe au maire de Bordeaux, a dit des mots qui sont allés droit au cœur des "Darwiniens" et en particulier de Philippe Barre, le patron du groupe Evolution à l'origine de l'écosystème.
"Darwin joue un rôle absolument majeur, nous y sommes extrêmement attachés et nous soutenons son activité. C'est un site marqueur pour notre ville, ses habitants et ses touristes ! Nous souhaitons donc préserver son engagement et son action et nous cherchons à résoudre toutes les difficultés du quotidien sur le site. Pour cela nous menons un travail de fond pour sortir du blocage et de l'enlisement sur la question de l'occupation illégale du domaine public. Des propositions précises seront formalisées dans les prochaines semaines dans le cadre plus large de la ZAC Bastide Niel", a ainsi recadré Claudine Bichet, qui a été spécialement chargé de ce dossier sensible par le maire écologiste Pierre Hurmic.
Un centre d'affaires durable connecté à un puissant tissu associatif
Mais, sur le terrain, la guerre de tranchées entre Darwin et la SAS Bastide Niel se poursuit, sous la forme d'une guerre de position où justement plus rien ne bouge. Pour faire court, l'écosystème s'est construit à partir de l'acquisition en 2009 par le groupe Evolution, qui est un fonds d'investissement non spéculatif, des Magasins généraux nord de l'ex-caserne Niel. Une transaction réalisée alors par la Communauté urbaine de Bordeaux, qui venait d'acquérir les terrains pour le futur quartier Bastide Niel. L'implantation d'Evolution dans la friche militaire a depuis doublé de taille, pour atteindre deux hectares, et l'écosystème Darwin a pris forme progressivement.
Un des îlots d'hébergement d'urgence montés à Darwin (Agence Appa).
L'écosystème accueille aujourd'hui un incubateur féminin (Les Pionnières), une pépinière d'entreprises de la ville de Bordeaux (Le Campement), un vaste espace de cotravail et revendique la création de près de 700 emplois directs dans l'écosystème (équivalent temps plein), pour un chiffre d'affaires général qui serait de l'ordre de 200 millions d'euros. Le tout avec un tissus de plus de 50 associations représentant 10.000 adhérents, fédérés dans la structure "La 58ème". Dans l'un des deux bâtiments de l'ancien Magasin général nord de la caserne Niel l'écosystème Darwin accueille le plus grand restaurant bio et locavore de France (Magasin général/ 200 couverts par jour hors Covid). Tandis qu'à l'arrière des bâtiments réhabilités, en plus de deux grands hangars en pierre, ont été créés des îlots de logements d'hébergement d'urgence.
Darwin a décroché les marchés des magasins généraux, nord et sud
Le lycée expérimental Edgar Morin (90 élèves) est, quant à lui, un établissement hors les murs, sans salles de classe. Les élèves s'installant dans divers endroits pour y suivre les cours. La diversité de situations et de judicieux choix architecturaux à impact environnemental réduit, ont fait de Darwin un lieu unique, qui attire en temps normal 750.000 visiteurs par an, soit le second lieu le plus visité de Bordeaux après le Miroir d'eau (hors pandémie). En 2014, Evolution décroche devant Vinci l'appel d'offre pour l'a réhabilitation des Magasins généraux sud, dont le plus à l'est sera longtemps décoré d'un grand gorille dressé.
Les relations entre l'écosystème et les élus vont connaître des hauts et des bas, et se tendre plus ou moins au fur et à mesure que le nouveau quartier de Bastide Niel, dans lequel est enclavé Darwin, va commencer à prendre forme. Une interprétation politique des problèmes qu'a tendance à rejeter Philippe Barre qui, malgré les difficultés, a toujours dit que sans l'action d'Alain Juppé, alors maire de Bordeaux et président de la communauté urbaine, Darwin n'aurait jamais pu exister.
Bastide Niel : le nouveau quartier aux immeubles pyramides
Les élus doivent jongler avec une situation juridique et urbaine complexe mais Philippe Barre ne les met pas dans le camp de ses adversaires, à une exception près. La figure de proue de l'adversité serait plutôt selon lui à chercher du côté de Bordeaux Métropole Aménagement (BMA). Il est vrai que son directeur général Pascal Gérasimo, cet énarque qui ne s'en laisse pas compter, a toujours été déterminé à contrôler les actions de Darwin, cette enclave de deux hectares qui perturbe -pour des raisons légales et techniques- son projet urbain de 35 hectares et 3.400 logements.
Une gigantesque opération mise en musique par l'architecte néerlandais à succès Winy Maas (agence d'architecture et d'urbanisme MVRDV). Ce dernier a fait le pari un peu hollywoodien de repérer ce nouveau quartier de la rive droite, qui fait face à celui des Chartrons (rive gauche), à l'aide de spectaculaires immeubles pyramides, dont certains coiffés de grandes verrières. Un choix qui pourrait paraître très décalé par rapport à la vision frugale et durable du nouvel urbanisme bordelais voulu par la mairie. Des constructions qui montrent désormais dans la réalité ce qui n'a été longtemps visible que sur les plans : l'encerclement progressif de Darwin par les nouvelles constructions du quartier Bastide Niel, dans lequel l'écosystème est enclavé.
Le visuel de la ZAC Bastide Niel, qui enserre Darwin (crédits / MRDV)
Une rue principale jugée déterminante par BMA...
Lors de l'audience du 16 septembre 2019 au tribunal de grande instance de Bordeaux, dernier épisode judiciaire d'une série de procès entamée fin 2018, la SAS Bastide Niel (qui regroupe BMA, les bailleurs sociaux Aquitanis et Domofrance), a retiré sa demande d'expulsion de Darwin de la rue centrale, de l'ensemble des petites rues qui lui sont liées dans l'ancienne caserne et des abords des hangars. Mais comme la SAS s'est désistée en instance, elle reste libre de réintroduire une demande d'expulsion des lieux déjà cités si et quand elle le souhaitera.
Ce qui aux yeux des "Darwiniens" serait une condamnation à mort de l'écosystème, dont la rue principale, fraîchement rebaptisée "des Républicains espagnols" est l'unique lien avec l'extérieur, en l'occurrence la grande voie de circulation des quais des Queyries, et les petites rues de l'intérieur. Mais, comme l'a déjà souligné Pascal Gérasimo, cette rue principale de Darwin revêt un caractère technique déterminant du point de vue du projet Bastide Niel.
... Mais pas par Darwin, qui désigne la rue Niel
Une appréciation technique contre laquelle s'était déjà insurgé Philippe Barre auprès de La Tribune.
"Ils ont une rue Niel qui fait toute la longueur du futur chantier Bastide Niel et qu'ils pourraient utiliser pour y loger les réseaux, comme une épine dorsale, et les distribuer en arêtes dans la profondeur de la ZAC. Je vous rappelle que cette ZAC fait 35 hectares mais il faut qu'ils s'acharnent sur Darwin, qui ne représente pas plus de 3 hectares !".
Pascal Gerasimo à la sortie de l'audience du 16 octobre 2018 (photo J-Ph. Déjean)
Une objection à laquelle le directeur général de Bordeaux Métropole Aménagement, Pascal Gérasimo, interrogé par La Tribune à l'issue de l'audience du 16 octobre 2018 au TGI de Bordeaux, au terme de laquelle s'était décidé la mise en place d'une médiation, avait accepté de répondre.
"La médiation, nous l'avons proposée pour sortir du blocage, car nous ne sommes jamais reconnus comme des interlocuteurs valables par Philippe Barre et Darwin. Et puis, contrairement à ce qui a pu être écrit, nous avons fait des travaux rue Niel, sur une cinquantaine de mètres depuis le branchement sur le quai jusqu'à la hauteur du jardin. C'est ce qui va permettre de viabiliser. L'allée cavalière (ou rue principale -ndlr) à Darwin, nous avons besoin d'y intervenir pour assurer la canalisation des eaux pluviales. Pour les problèmes de sécurité, il y aura un accès rue Niel" a ainsi expliqué en substance Pascal Gérasimo, directeur général de BMA et bête noire des Darwiniens, qui dit en avoir assez de jouer le rôle du méchant.
Avant toute chose, Philippe Barre demande des AOT
Face à la nouvelle situation judiciaire créée par le dernier procès du 16 septembre 2019, Darwin, qui ne saurait faire jeu égal avec la SAS Bastide Niel ou BMA, continue à fonctionner mais avec prudence, sans désarmer pour autant sur le plan juridique.
"Tout ce que nous demandons actuellement c'est une nouvelle autorisation d'occupation temporaire (AOT) du domaine public, par le biais de baux précaires. Sans cela nous ne pouvons pas bouger, nous ne pouvons pas investir alors qu'il le faut ! Claudine Bichet est sincère, nous n'avons aucun doute là-dessus. Nous la rencontrons une fois tous les deux mois environ, nous lui avons tout expliqué. Ce qui nous inquiète c'est que les nouveaux élus à la mairie veulent régler d'un seul coup la situation juridique, qui est très complexe. C'est pourquoi, avant toute chose, nous demandons à bénéficier d'une nouvelle AOT et de baux précaires pour pouvoir continuer", plaide Philippe Barre.
AOT sont les trois lettres qui conditionnent depuis l'origine l'avenir de l'écosystème Darwin. Sans la protection de cette sainte trinité alphabétique, l'épée de Damoclès qui menace tous les Darwiniens leur tomberait sur la tête sous forme d'engins de chantiers qui viendraient défoncer l'emblématique rue "des Républicains espagnols" puis les petites rues de Darwin, obligeant à suspendre toute activité. Darwin a pu profiter de la protection des AOT de 2010 à 2016, parce que son expérience avait séduit les élus de la Communauté urbaine de Bordeaux sans gêner personne.
Philippe Barre, avec la casquette, et Tanguy Baron, juriste de Darwin (Agence Appa).
Quand Evolution est arrivé sur place, l'ancienne caserne Niel devenait une friche urbaine à la dérive, pour graffeurs mais pas que. Philippe Barre souligne ainsi que le projet Darwin a démontré qu'il pouvait imposer dans cette friche des activités sportives et culturelles alternatives, en repoussant trafics de stupéfiants et prostitution... Avec un projet qui avait la capacité d'aller plus loin, grâce à l'application d'un nouveau concept articulé sur une liaison étroite entre activité privée, capitaliste dirait Philippe Barre, et développement d'un tissu associatif très dynamique.
2018 : premier choc des barrières et plots de béton près de Darwin
Les élus bordelais ont joué le jeu mais l'année 2017 a marqué un virage avec un début de non renouvellement des AOT et la forte hausse de la pression politique sur l'écosystème, quand la mairie de Bordeaux annonce que Darwin va perdre la jouissance d'une partie des espaces utilisés par 47 associations, par le biais d'AOT, au profit de Bordeaux Métropole Aménagement. AOT qui avaient permis à ces structures associatives de s'étendre sur deux hectares supplémentaires appartenant à BMA. L'évacuation trop lente de ces terrains va déclencher les premières poursuites de la SAS Bastide Niel contre Darwin en 2018.
La tension continue à grimper et en fin d'année l'aménageur démarre des travaux aux abords immédiats de Darwin, avec la pose de barrières et de plots de béton "qui entravent les circulations, interdisent l'accès à certaines emprises et nuisent au bon fonctionnement des activités associatives et entrepreneuriales de Darwin" dénonce alors le Comité de pilotage des Darwiniens. La crispation est d'autant plus vive que BMA annonce ensuite son entrée à Darwin pour y démarrer les travaux sur la rue principale, ce qui va provoquer une mobilisation instantanée des Darwiniens.
Une nouvelle ère va-t-elle s'ouvrir pour les Darwiniens ?
Aujourd'hui, les Darwiniens aimeraient croire que les cartes ont été rebattues dans le bon sens mais ils sont dans l'expectative. Dernier mouvement notable dans leur périmètre immédiat Bernard Blanc, adjoint à l'urbanisme (sans étiquette) au maire de Bordeaux (EELV) Pierre Hurmic a dû démissionner, le 1er juillet, de la présidence de BMA. Ceci à la suite de l'intervention du chef de file de l'opposition LREM au palais Rohan, Thomas Cazenave, qui voyait dans cette présidence un risque de conflit d'intérêt. Puisque Bernard Blanc, élu à cette présidence en décembre dernier en remplacement du libraire bordelais Denis Mollat, qui représentait la CCI Bordeaux Gironde, aurait été susceptible d'instruire à la mairie les permis de construire déposés par Bordeaux Métropole Aménagement.
"Nous nous réjouissons de la nomination à la présidence de BMA de Marie-Claude Noël (conseillère municipale déléguée en charge de l'urbanisme réglementaire -ndlr)", souligne Philippe Barre.
Le dirigeant de BMA, Pascal Gérasimo, devrait quant à lui partir en septembre. Mais Philippe Barre a encore du mal à y croire. Dans tous les cas le patron du groupe Evolution devrait rencontrer le 15 juillet prochain les dirigeants de Bordeaux et Bordeaux Métropole : Alain Anziani (Bordeaux Métropole), Claudine Bichet et Pierre Hurmic.
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