Comment la philosophe Barbara Stiegler s'est ralliée aux Gilets jaunes

La publication de son premier essai "Il faut s'adapter" a télescopé un mouvement citoyen jamais vu en France, celui des Gilets jaunes, qui a pris tout le monde par surprise, y compris la philosophe bordelaise Barbara Stiegler. Son deuxième livre raconte comment cela s'est passé.
Face à face entre Gilets jaunes et CRS.
Face à face entre Gilets jaunes et CRS. (Crédits : Lilian Auffret/Hans Lucas)

Dans son dernier essai titré "Du cap au grèves -Récit d'une mobilisation - 17 novembre 2018 - 17 mars 2020", publié le 20 août chez Verdier (7 euros/ 135 pages), Barbara Stiegler, qui s'est imposée dans la sphère de la philosophie politique avec la publication en 2019 de "Il faut d'adapter" (Editions Gallimard), délaisse l'ascétique voie de la recherche intellectuelle pour s'installer sur les ronds-points avec le peuple des Gilets jaunes.

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Professeure à l'Université Bordeaux Montaigne et membre de l'Institut universitaire de France, Barbara Stiegler ne manque pas de préciser de quel endroit elle a démarré sa nouvelle aventure. Bien plus proche d'une Lettrée de la Chine confucéenne que d'une anarchiste du XIXe siècle, Barbara Stiegler évoque cet endroit coupé du monde, qui pourrait ressembler à une tour d'ivoire, où elle a pu achever "Il faut s'adapter". Et parle de la difficulté qu'elle a eu à passer de l'ombre à la lumière. Un mouvement de bascule en forme de défi pour cette philosophe naturellement tentée par un mode de vie rustique.

Quand les années 30 percutent le présent

"En novembre 2018, je dois pourtant quitter à contrecœur mon dernier ermitage sur les Causses du Quercy et je suis obligée de rejoindre la ville. Installée depuis quelques mois dans la ville de Bordeaux, je suis censée commencer à décorer mon intérieur de guirlandes et de bougies pour égayer l'hiver de mes enfants. Je sens déjà que je n'aurais pas la force d'aller au supermarché pour acheter un sapin. Dans le Quercy ça allait, on allait couper un genévrier dans les bois", retrace l'essayiste.

Histoire sans doute de souligner la sourde angoisse que nourrit la trajectoire de collision qui va catapulter son premier essai dans le monde réel, celui des lecteurs. Elle qui a choisi "l'enquête généalogique et la remontée dans les années 1930" pour "profiter des vertus protectrices de l'inactualité que Nietzsche a si bien théorisées" se retrouve soudain sur le rebord du plongeoir, et il y a foule autour du bassin. En dévoilant les racines évolutionnistes du mouvement néo-libéral, grâce à une investigation qu'elle a poussé à fond, Barbara Stiegler a généré un arc qui a mis en contact les années 1930 à notre début de XXIe siècle.

Une équation validée par les Gilets jaunes ?

"Et puisque c'est de présent dont il est sans cesse question dans ce livre inactuel, qu'ai-je à dire au fond sur notre actualité ? Je n'en ai rigoureusement aucune idée. Mes deux attachées de presse me soutiennent et me préparent. Il faudra aller à Paris pour expliquer tout ça à la presse et à la radio", rembobine la philosophe.

C'est dans ce climat intérieur sous haute tension que Barbara Stiegler va, en cette fin d'automne 2018, glisser dans une réalité sociale entrée en ébullition.

"Et voilà que surgissent deux figures que mon plan média n'avait pas prévues : Priscillia Ludosky et Jacline Mouraud, chacune à leur manière, annoncent à tous les Français un événement. Alors que la France se prépare à la période des fêtes, elles aussi ont un problème avec leur diesel et avec les injonctions contradictoires de ceux qui nous gouvernent. Soyez mobiles, achetez des sapins, des guirlandes et des jouets par milliers venus de Chine pour réchauffer l'hiver de vos enfants, mais surtout ne prenez pas votre voiture, c'est polluant !" pointe Barbara Stiegler.

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Il s'est passé quelque chose de nouveau

La mèche s'est allumée et elle va brûler de plus en plus vite jusqu'à faire exploser un paquet de dynamite socio-politique passé jusque-là inaperçu. Pour Barbara Stiegler c'est un peu Noël avant l'heure.

"Dans les heures qui suivent nous constatons que ça prend. Des millions de véhicules arborent le gilet jaune sur leurs tableaux de bord. Sur tous les plateaux la tension monte. Et l'acte 1 du 17 novembre sera, en effet, un événement. Un coup de tonnerre dans notre histoire, qu'aucune des catégories disponibles n'aura été capable ni de prévoir ni de comprendre", confirme l'essayiste.

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Elle va ainsi se lancer dans la promotion de son livre au beau milieu de cette déflagration sociale, qui semble répondre à la sourde oppression exercée par le système néo-libéral sur la vie de tout un chacun, qu'elle décortique dans "Il faut s'adapter", où elle met à jour, pour la première fois, les vraies racines de cette idéologie. Une pression qui s'exerce tous azimuts pour conduire les masses, comme autant de troupeaux bêlants et soumis, vers "le cap" qui a été déterminé par les néo-libéraux, une direction, un but à atteindre dont le bienfondé ne se discute pas, souligne la philosophe.

Une idéologie qui stigmatise l'espèce humaine

En grattant jusqu'à l'os cette théorie néo-libérale qui n'a rien d'un courant économique et tout d'une vision politique de la société, l'essayiste a débusqué un monstre idéologique jusque-là inconnu, qui vivait tapi dans un angle mort de la recherche et de l'actualité. Le produit d'une vision terriblement dégradée de la pensée darwinienne, élaboré par l'essayiste américain Walter Lippmann, qui a réussi le tour de force de s'imposer sur la majorité des autres idéologies en ce début de XXIe siècle, décrit en substance Barbara Stiegler.

Dans sa vision hallucinée de la réalité, le néo-libéralisme a décidé que les êtres humains étaient défectueux, inadaptés à l'environnement technologique qu'ils ont créé. Et les néo-libéraux ont diagnostiqué la nature du mal qui entrave la progression vers le futur, explique Barbara Stiegler, il s'agit de l'immobilisme de l'espèce humaine.

"Pour Lippman cet état de fait s'explique par une longue histoire évolutive qui a adapté notre espèce à un espace relativement clos et stable, de la communauté rurale aux premières cités et qui l'a lestée pour ce faire de toute une série de biais et de limitations, dont la psychologie évolutionniste prétend pouvoir dresser la liste.... Statique, hostile au changement, close sur elle-même et enfermée dans ses propres biais, l'espèce humaine n'a a fortiori aucune des compétences pour se gouverner elle-même dans un tel monde, aussi ouvert et incertain", assène l'essayiste.

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Barbara Stiegler dans une forêt de sapins de Noël

Ainsi les néo-libéraux disqualifient-ils l'espèce humaine, accusée d'être inadaptée, à l'exception d'une élite éclairée qu'ils représentent avec brio, cela va sans dire. Barbara Stiegler va se rapprocher des flammes d'une contestation aussi protéiforme que l'oppression diffuse distillée par l'omniprésente idéologie néo-libérale. Sur la pointe des pieds, pour commencer.

"Nous sommes le 1er décembre et j'enfile pour la première fois un gilet jaune. De passage à Paris j'assiste aux premières loges à l'incendie des sapins géants de la place Vendôme et à la multiplication des barricades et des brasiers dans les beaux quartiers... Je manifeste mais en secret. Je suis fière d'être là mais je n'assume pas jusqu'au bout ce gilet".

Ainsi commence l'histoire de l'immersion de Barbara Stiegler dans le mouvement des Gilets jaunes, telle qu'elle la décrit dans son dernier livre. Avec l'amorce d'un vaste mouvement social qui va se heurter contre le mur de la pandémie de Covid-19 et une stratégie radicale de confinement. Des obstacles à propos desquels Barbara Stiegler entame une réflexion de fond au cours de ce nouvel opus, qui mêle réflexion philosophique et témoignage.

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