"Bordeaux fonctionne avec les vieilles lunettes roses de la croissance" (Darwin 3/3)

Malgré les tensions actuelles, Jean-Marc Gancille, cofondateur de l'Ecosystème Darwin, qui quitte Bordeaux cette semaine, croit au futur de ce quartier alternatif à succès. Il espère que les responsables politiques bordelais, qui selon lui conçoivent un peu trop la croissance à l'ancienne, vont s'apercevoir que Darwin est une pépite qui ne demande qu'à grandir dans la sérénité. (Réactualisé 17h41-27/06/2018)
Jean-Marc Gancille à l'entrée du Magasin général, à Darwin, plus grand restaurant bio de France.
Jean-Marc Gancille à l'entrée du Magasin général, à Darwin, plus grand restaurant bio de France. (Crédits : Agence Appa)

Un diplômé d'école de commerce peut-il devenir un activiste écologique crédible ? A voir Jean-Marc Gancille, diplômé d'une école de commerce de Paris et cofondateur avec Philippe Barre de l'Ecosystème Darwin, à Bordeaux, on serait tenté de répondre par l'affirmative.

Passionné par son engagement dans l'écologie et la construction de ce lieu sans équivalent qu'est devenu l'Ecosystème Darwin, qui draine près de 800.000 visiteurs par an, Jean-Marc Gancille a peut-être touché les limites d'un rêve urbain bordelais. L'expérience socio-écolo-économique de Darwin intéresse pourtant à l'étranger, des collectivités françaises veulent la même chez elles et les investisseurs -à l'instar d'Omnes Capital- la soutiennent.

Jean-Marc Gancille fait ses bagages cette semaine pour d'autres horizons et c'est sans doute (même s'il s'en défend) une bouteille de bordeaux alternatif au goût un peu amer que ce Versaillais installé au port de la Lune depuis 20 ans va mettre dans ses valises. Objectif : s'impliquer outre-mer dans un militantisme écologique un peu plus frontal.

Vous partez parce que la pression croissante exercée par Bordeaux Métropole Aménagement (BMA) sur l'Ecosystème Darwin va briser ce projet, parce que vous êtes désabusé ?  
Non, pas du tout. J'ai pris cette décision il y a un peu plus d'un an. Ma trajectoire personnelle a été liée pendant une dizaine d'années au projet Darwin. Dix années très fertiles. Darwin fait partie de mon cheminement, de l'évolution de ma conscience écologique. Avant cela j'ai fait des rencontres intellectuelles, qui m'ont permis d'avancer. Avec Darwin tout est devenu différent, puisque l'on faisait nous-mêmes. Darwin c'est le choc du réel. Cette expérience m'a permis de développer une vision globale et systémique de l'écologie, pour y intégrer tout ce qui est vivant : pas seulement l'espèce humaine mais aussi les végétaux, les animaux, d'où mon intérêt pour la condition animale.

Darwin serait un concept dépassé ?  
Sûrement pas ! Mais il évolue dans un contexte très urbain où les enjeux de biodiversité sont moins prégnants. Je reste très attaché à Darwin et à sa réussite qui me semble inéluctable. Et ceux qui voudraient y voir un différend avec Philippe Barre se trompent lourdement : nous sommes très complémentaires, il n'y a pas de différences même si, sur le plan des personnalités et des méthodes nous pouvions être divergents. On en discutait. Nous sommes parmi les personnes visibles de Darwin mais il y a beaucoup d'énergie dans cet écosystème, beaucoup d'autres acteurs que nous.

Magasins généreux, Darwin écosystème Bordeaux

"Si l'océan meurt tu meurs" : le primate darwinien défend aussi la vie des eaux avec l'ONG Sea Shepherd (Berger de la Mer).

Vous voulez dire que vous commencez à ne plus vous sentir utile pour l'Ecosystème Darwin ?
Non pas vraiment, mais Darwin rentre dans un nouveau cycle qui profitera à de nouveaux talents. J'attaque bientôt la cinquantaine et je pars à La Réunion en famille. Car ma conviction personnelle croise aussi une sorte de moment familial. Avec mon épouse, à laquelle je suis lié depuis l'âge de 16 ans, nous avons décidé de vivre une nouvelle étape de notre vie de couple. J'ai eu des enfants très tôt : à l'âge de 26 ans j'en avais trois. Nous vivons depuis 20 ans à Bordeaux et nos trois premiers enfants sont lancés dans la vie. Notre fille aînée vit à La Réunion. Nous avons eu un quatrième enfant, qui est aujourd'hui adolescent et qui part avec nous. À La Réunion nous allons changer d'environnement et construire une nouvelle aventure.

Un personnel politique qui a souvent du mal à parler le même langage

Quel genre d'aventure écologique ?
J'ai plusieurs projets. A commencer par des interventions en Afrique dans le cadre de l'ONG Wild Life Angel, dont je suis vice-président et qui intervient dans les pays francophones dans la lutte contre le braconnage de la grande faune sauvage. J'y interviendrai en tant que bénévole, mais si on est bons d'ici deux à trois ans nous arriverons à en vivre. Et puis à La Réunion se trouve le siège des Terres australes et antarctiques françaises (TAAF), qui s'occupe de nombreux petits territoires comme les îles Kerguelen, la Terre Adélie ou Crozet. La direction des TAAF veut réduire l'impact de la présence humaine dans l'environnement de ces habitats fragiles. Je pense pouvoir apporter une contribution sur cet enjeu qui me passionne et j'espère les en convaincre définitivement. Travailler sur ces terres sauvages serait la réalisation d'un rêve d'enfant.

Vue sur l'entrée principale de l'Ecosystème Darwin.

Vous n'avez jamais ressenti de contradiction entre le fait d'être diplômé d'une école de commerce de Paris et votre engagement pour l'écologie ?
Mon premier travail a été au Comité d'information et de mobilisation pour l'emploi, le Cime, qui m'a conduit à me pencher sur les échanges de bonnes pratiques en matière d'emploi entre grands groupes dans les régions qu'ils quittaient. Puis je suis entré à Orange pour travailler sur la RSE (responsabilité sociétale des entreprises) pour changer à mon échelle l'ADN du groupe Orange. J'y croyais. Mais c'est toujours la logique de croissance pour la croissance qui prenait le dessus et, à un moment donné, ça m'est devenu insupportable. A cette époque-là j'ai croisé Philippe Barre, qui m'a proposé de rejoindre son rêve.

C'est ainsi que vous êtes entré à l'agence Inoxia et que vous vous êtes associé au groupe Evolution : quelle est l'alchimie initiale du projet Darwin ?
Nous avons souhaité engager résolument Evolution dans une logique de transition écologique. Engager l'entreprise dans une voie qui puisse la réconcilier avec l'enjeu climatique mais aussi la solidarité ou la participation plus large au bien commun. Nous nous sommes passés de fonds publics car nous voulions prouver par l'exemple que la RSE n'était pas un vain mot pour peu qu'on s'en donne sincèrement les moyens. Nous voyons bien qu'il y a besoin d'un relais public. Et nous sommes aujourd'hui dans une phase de tension avec la collectivité.

Parce que ce mix entrepreneuriat et développement associatif, c'est encore trop nouveau pour convaincre ?
Darwin est un écosystème hybride avec une partie entrepreneuriale, qui fonctionne. Par contre tout ce qui est nouveau, qui enrichit la vie du quartier, a besoin d'être légitimé par le secteur public. Créer des territoires plus résilients c'est le problème que nous avons aujourd'hui avec la ville. Bordeaux fonctionne avec les vieilles lunettes roses de la croissance, en se conformant aux normes d'une ingénierie dépassée qui lui dicte ses choix. Avec le réchauffement climatique, les métropoles vont devoir revisiter profondément leurs habitudes au risque de devenir invivables. On le voit par exemple sur la question des îlots de chaleur et de la végétalisation qui est vue comme un truc sympa mais pas déterminant.

Darwin c'est aussi une espace de cotravail très actif.

Alors Darwin a fini d'être sympa, la récréation est terminée ?
Par déni ou par cynisme, notre pays n'est pas à la hauteur des enjeux écologiques. Tous les signaux montrent pourtant que nous entrons dans une crise globale. Une crise qui n'aura pas lieu dans 50 ou 100 ans mais qui a déjà commencé, dans laquelle vont grandir nos enfants. A l'échelle métropolitaine l'émergence de Darwin c'est un choc culturel. Et, à quelques exceptions près, comme par exemple celles d'Alexandra Siarri (adjointe au maire de Bordeaux en charge de la cohésion sociale et territoriale - NDLR), Nicolas Thierry (vice-président EELV du Conseil régional de Nouvelle-Aquitaine en charge de l'Environnement et de la biodiversité - NDLR) ou Nicolas Guenro (conseiller municipal PS de la Ville de Bordeaux) les décideurs politiques n'accèdent pas naturellement à ce que nous faisons. Il nous faut redoubler de pédagogie pour ne pas être  caricaturés soit comme d'horribles capitalistes ou alors de fieffés gauchistes. Alors que le réel valide l'intuition initiale et que les résultats sont là : c'est parfois usant, voire désespérant.

"En cas d'étouffement les gens perdraient quelque chose sans savoir pourquoi"


Cette surdité à votre projet, pourtant soutenu par Alain Juppé, est-elle le signe d'un changement de politique ?
Le moment actuel est crucial pour Darwin. Soit on coupe les ailes au projet, soit on l'insère dans un nouveau paradigme et on lui permet de déployer sereinement ses potentiels pour le territoire. Nous avons déjà beaucoup rogné sur nos ambitions. Nous avons longtemps appelé de nos vœux une co-construction de la zone d'aménagement concertée, genre public-privé, mais c'est impossible, cela ne marche pas. Parce que BMA, Bordeaux Métropole Aménagement, en charge des travaux, est un bulldozer inarrêtable. Nous nous battons désormais pour préserver l'essentiel. Et on est obligé de se battre pour défendre ce démonstrateur de jardin urbain d'environ 4.000m2, ce qui est dérisoire à l'échelle de la Métropole, alors qu'il devrait être un levier pour le futur. Tout ça parce que BMA veut y construire des places de parking... c'est vraiment insensé.

Darwin

Baptisée le Vortex, cette structure en bois mène aux espaces de cotravail et à la pépinière de Darwin.

Vous avez le sentiment d'être abandonnés par les élus à droite et à gauche ?
Abandonnés n'est pas le mot. En revanche, on a parfois l'impression d'un gâchis car Darwin est incontestablement un potentiel fort pour le territoire qui pourrait livrer encore davantage de plus-value s'il était accompagné. L'administration métropolitaine poursuit donc sur sa route, grâce à l'inertie du système. Il faut une volonté politique pour avancer, pour faire des pas de côté et tenter de nouvelles expérimentations. J'ai parfois le sentiment qu'il y a un renoncement à relever les défis écologiques.

Vous pensez qu'Alain Juppé pourrait subir une sorte de vote sanction lors des municipales de 2020 si Darwin est finalement étouffé ?
Je suis convaincu que la symbolique a son importance. Parce que dans le cas d'un étouffement de Darwin les gens perdraient quelque chose sans comprendre pourquoi. Déjà notre volet associatif culturel, écolo et solidaire, qui était très dense et qui générait de nouveaux services très appréciés de la population, a été fragilisé. Comment voulez-vous que les gens reçoivent un tel message alors que Darwin est encensé ailleurs comme une voie à suivre pour une ville souhaitable ?

Que pensez-vous de l'exemplarité pour réussir la transition écologique ?
L'exemplarité est indispensable. Il serait incohérent de prêcher pour des efforts qu'on ne s'appliquerait pas à soi-même. Mais il faut aussi un discours lucide : le "solutionnisme technologique et les petits gestes colibritesques" n'y suffiront pas. L'urgence de la situation mérite des réponses radicales et je pense au contraire que la pédagogie de la catastrophe permettra le changement. La conscience des catastrophes est un puissant moteur. Je ne pense plus que l'on puisse s'en sortir grâce à une accumulation de petites initiatives positives : ça ne marche pas. Les initiatives locales ne font pas bouger le système. Darwin a aussi ses limites, comme toutes les autres alternatives de changement noyées dans un système global qui ne les favorisent pas. Il faut désormais passer à un stade plus offensif pour faire advenir les projets les plus porteurs de résilience.

"Les Japonais ont compris ce que nous sommes en train de faire"


Le cas de Notre-Dame-des-Landes semble être l'exemple le plus fort de ces dernières années en matière d'écologie politique...
Il ne fallait pas d'aéroport à Notre-Dame-Des-Landes. Mais les raisons avancées pour son abandon ne sont pas les bonnes. Les projets agricoles et les formes nouvelles d'habitat qui ont été développées sur place ont été détruits, alors qu'il s'agissait d'expérimentations utiles à ce dont nous allons avoir besoin pour le futur, dans le domaine de la frugalité pour faire face à la raréfaction des ressources disponibles. Il faillait dire que cette expérimentation de Notre-Dame-Des-Landes était porteuse d'un autre monde, même si elle prenait des formes illégales, et se débrouiller pour la faire coexister avec la règle générale. Il faut créer un rapport de force frontal pour retourner la situation. Aller au contact, y compris physique mais sans être violent, à la façon des militants de Sea Shepherd, qui luttent contre la pêche interdite.

Mise en place à tendance collective dans le grand restaurant.

Pour revenir à Darwin, franchement vous pensez qu'il y a encore une chance pour que ça passe ?
J'en suis totalement convaincu. C'est le sens de l'Histoire. Je n'arrive pas à croire que nos élus ne finissent pas par comprendre cette nécessité-là. Darwin c'est comme une pépite. Nous avons été invités par l'ambassadeur de France à Tokyo en mai dernier pour participer à un débat intitulé "L'entrepreneuriat social au service des territoires", organisé à Fukuoka, ville japonaise jumelée avec Bordeaux, autour de l'expérience de Darwin. A l'issue de cette rencontre très intéressante, l'ambassadeur de France nous a dit qu'avec Darwin nous faisions honneur à la France, avec cette expérience d'entrepreneurs sociaux et notre démarche écologique. Les Japonais ont compris tout ce que nous sommes en train de faire. Et puis tu rentres ici et tu te reprends BMA sur le dos, qui veut en finir avec le jardin, liquider nos expériences associatives, et là tu te dis : c'est dingue... Parce que cet atout qu'apporte Darwin à Bordeaux, eh bien ici il faut encore et encore le légitimer malgré l'évidence.

L'Ecosystème a attiré à lui des capitaux, la confiance est encore là ?
Oui. Nous avons noué des relations de confiance avec des investisseurs conscients de l'impact d'un écosystème comme le nôtre. Ils s'impatientent évidemment des vicissitudes que nous subissons ici et qui grèvent notre capacité à déployer également nos forces ailleurs. Darwin doit pouvoir s'organiser sereinement pour pouvoir les déployer. Beaucoup de collectivités nous attendent, Bordeaux est notre formidable démonstrateur, il n'y a plus qu'à !

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Commentaire 1
à écrit le 28/06/2018 à 9:12
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