Daniel Harari s'en réjouit : avec la prise de Gerber, Lectra devient aussi un groupe américain

La validation définitive de la reprise du groupe américain Gerber Technology par le groupe français Lectra ne tombera pas avant le 30 avril prochain. Pour le PDG de Lectra, Daniel Harari, qui s'est confié à La Tribune, il s'agit là d'une étape historique, l'issue de trente ans de concurrence qui doit désormais ouvrir sur une nouvelle croissance. Avec ce rachat c'est la victoire d'un modèle, celui des frères Harari, qui va transformer Lectra en un groupe également américain.
Aux Etats-Unis, Gerber Technology est très implanté dans la confection.
Aux Etats-Unis, Gerber Technology est très implanté dans la confection. (Crédits : DR-Lectra)

"Avec mon frère André nous avons rencontré Joe Gerber, fondateur de Gerber Technology en 1991, alors que nous venions de reprendre Lectra, à Cestas (Gironde-Ndlr). Il nous a dit : « Vous êtes des financiers, vous ne comprenez rien à l'industrie. Lectra vaut 10 francs l'action, je vous rachète le tout pour 12 francs ». L'entretien a duré trente minutes. Autant dire que ça ne s'est pas bien passé", se remémore pour La Tribune Daniel Harari, PDG de Lectra.

Daniel Harari n'a pas vraiment apprécié Joe Gerber

Effectivement à cette époque Daniel Harari et son frère André étaient des financiers mais pas seulement. Joe Gerber avait beau avoir inventé la première machine automatique à découper du tissus, Daniel Harari, diplômé de Polytechnique, n'a pas vraiment apprécié la sortie sur sa supposée incapacité à comprendre quoi que ce soit à l'industrie : une remarque qui lui a un peu tapé sur les nerfs.

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A partir de là les deux concurrents vont se livrer à une compétition sans pitié, Gerber Technology jouant tout d'abord le rôle du chasseur. Comme une course en limite d'horizon entre deux frégates à voile du XVIIIe siècle rendues minuscules par la distance, Gerber Technology et Lectra ne cesseront jamais de se poursuivre pendant des années, l'un chassant l'autre à tour de rôle.

"Coincer Gerber entre nous et la découpe bas de gamme"

Trente ans plus tard Lectra, devenu le leader mondial des robots haut de gamme de découpe de matériaux souples (tissus, cuir, etc.), pour la mode, l'automobile (airbags) et l'ameublement, a eu le dernier mot et pourra bientôt tirer avec fierté la frégate ennemie, toutes voiles rentrées, amarrée à ses grappins victorieux. Pourtant cette histoire ne fonctionne pas tout à fait comme ça, puisqu'elle comporte un chapitre décisif de négociations sur tapis vert.

"Le Gerber Technology que l'on rachète aujourd'hui n'est plus celui de 1991. En 2011, Gerber est passé sous le contrôle du fonds d'investissement Vector Capital, qui l'a revendu en août 2016 à American Industrial Partners. Gerber Technology était alors dans la ligne d'une stratégie « China first » pour fabriquer à bas coût, tout en comprimant les effectifs", rembobine Daniel Harari.

Une option qui était facile à combattre pour Lectra.

"Comme nous avions décidé d'occuper le créneau haut de gamme, notre stratégie était de coincer Gerber Technology entre nous et le marché de la découpe bas de gamme, dont les opérateurs abondent en Chine", éclaire Daniel Harari.

Objectif : provoquer une usure accélérée des marges puis des moyens d'action de son concurrent numéro un.

Comment Gerber Technology a changé de stratégie

Mais les dirigeants d'AIC ne sont pas restés les bras ballants et ont bien compris la situation délicate dans laquelle se trouvait Gerber Technology.

"Ils ont mis au point une stratégie à la Lectra, sur trois ans. Nous nous sommes rencontrés en juin 2017. On a beau être concurrents, on a le droit de se connaître. Et c'était le cas du temps de Vector Capital, qui voulait nous vendre Gerber tous les ans, et dont nous rencontrions les dirigeants.

Avec AIC tout est devenu différent puisqu'ils ont changé de modèle. J'ai rencontré Mohit Uberoi, le patron de Gerber, en septembre 2019 lors d'un salon en Chine. Nous avons pu discuter tous les deux et nous en avons conclu que nous étions faits pour nous rapprocher", recadre Daniel Harari.

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La suite n'a été retardée que par la pandémie de Covid-19, qui a fait manquer aux deux dirigeants plusieurs rendez-vous et cloué chez lui Daniel Harari, après qu'il ait été lui-même contaminé, en mars 2020.

Plusieurs dizaines d'avocats pour aboutir

"Cela n'a pas été trop grave et j'ai pu continuer à travailler depuis chez moi. Quand j'ai vu qu'il avait fallu cinq semaines, juste pour rédiger la lettre d'intention, j'ai compris que ce serait long. Malgré notre accord initial, il aura fallu deux mois de négociations intensives, avec plusieurs dizaines d'avocats des deux côtés, pour en arriver à la conclusion de l'accord !", s'étonne encore Daniel Harari.

Un épilogue qui rapproche cette séquence du monde feutré des négociations diplomatiques.

"C'est une opération très murie. C'est plus une opération de rapprochement industriel que financier", jauge le dirigeant.

Personne ne peut savoir encore à quelle profondeur le coronavirus à l'origine de la pandémie de Covid-19 a affecté 2020 ni ses conséquences à plus long terme.

Un PDG très satisfait de ses troupes

Daniel Harari a sa propre expérience coronavirale à faire valoir.

"La maladie m'a conduit à réfléchir à beaucoup de choses, comme la santé, etc. Ma mère, qui était très âgée, est morte de la maladie. Tous les jours je travaillais depuis chez moi. Je disais aux salariés occupez-vous des clients, moi je m'occupe de vous. Nous avons appliqué des règles de sécurité drastiques dans tous les pays où nous sommes implantés, dès le début de l'année 2020.

Je suis très fier des salariés de Lectra, comme jamais auparavant, parce que malgré la pandémie et les difficultés ils n'ont rien lâché. Nous avons même réussi a maintenir nos contrats de renouvellement de matériels alors que de nombreux établissements fermaient. Cela n'a été possible que parce que nous avons réussi à gagner des parts de marché !"

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Quand on lui demande si finalement Lectra n'a pas trop dépensé pour se payer Gerber Technology, Daniel Harari préfère renvoyer à la solidité du business model de son entreprise préférée. Et à rappeler que la hausse du titre Lectra en bourse a permis de couvrir, en une semaine, le montant du rachat négocié avec Gerber Technololgy ! En l'occurrence l'accord négocié entre les deux groupes stipule que Lectra va se porter acquéreur de la totalité des actions de Gerber Technology moyennant 175 millions d'euros. Opération qui sera bouclée après l'émission par Lectra de 5 millions de nouvelles actions au bénéfice d'AIPCF VI LG (fonds propriétaire de Gerber), ce qui va porter le total de la transaction à près de 300 millions d'euros..

Daniel Harari s'engage à ne pas licencier

"Donc cet été je me suis dit il faut aller de l'avant. Cette crise, nous devons en faire une opportunité. M'emparer de Gerber Technology n'est pas un achèvement. Une chose pareille n'arrive qu'une fois dans une vie, c'est vrai. Mais maintenant il faut construire la suite, entamer une nouvelle aventure ! Nous allons être plus forts pour sortir de la crise. Gerber a de solides positions aux Etats-Unis dans l'industrie 4.0 et ça va devenir déterminant pour la suite", recadre le PDG.

Ce dernier exclut tout licenciement pour cause d'économie d'échelle. Parce que selon lui AIC a déjà fait ce travail à Gerber Technology, ramené à 650 salariés, et qu'un départ à la retraite sur deux ne sera pas remplacé.

Daniel Harari a décidé d'arrêter d'être PDG en 2025

"« Quand c'est l'heure de décider, on décide ! » je suis fana de cette formule, qui a pu parfois me faire faire des bêtises, je le reconnais. Nous devons maintenant tirer des synergies des deux côtés. Grâce à Gerber nous allons pouvoir prendre position sur le marché américain de la mode, qui est très dur d'accès, et nous renforcer dans l'automobile.

Nous sommes désormais également un groupe américain et c'est une nouvelle dimension. Je pense que ces synergies commenceront à faire effet d'ici fin 2022. De toute façon, je compte arrêter mon rôle de PDG en 2025. Je recruterai quelqu'un et je continuerai d'avoir un oeil sur le groupe", annonce à La Tribune le PDG.

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En attendant, la validation de la reprise de Gerber Technology par Lectra va tout d'abord être soumise au CSE (comité social et économique), où siègent les partenaires sociaux, puis à la Commission anti-trust des Etats-Unis. En comptant la tenue des assemblées générales nécessaires dans les deux groupes, Daniel Harari estime ainsi que la validation tombera au plus tôt le 30 avril prochain sinon le 31 juillet, en cas de complications.

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