
"Mon sentiment est qu'on vit un effet de trompe-l'œil. L'attention est polarisée sur certains aspects numériques de l'usine du futur. Or le besoin réel n'est pas numérique, il est manufacturier !" En quelques mots, Maxime Hardouin cadre son positionnement, à distance du solutionnisme numérique également combattu par l'historien des sciences Morozov. Le dirigeant d'Aerospline, PME de 10 personnes spécialisée dans la robotique collaborative, aussi appelée cobotique, rejette en bloc les fantasmes d'une usine du futur entièrement gouvernée par le numérique. Sa société s'appuie sur de solides références, telles que Safran ou Figeac Aero. Manette de jeu vidéo dans les mains, Maxime Hardouin pilote un bras robotique et explique qu'un opérateur peut parfaitement "former" la machine à réaliser le bon geste, à visser, à polir par exemple, sans avoir à entrer la moindre ligne de code.
"Je vois aujourd'hui deux couloirs d'autoroute, développe-t-il : la dimension numérique et parallèlement la réalité manufacturière du terrain avec des entreprises qui évoquent de véritables tensions en matière d'embauche. J'insiste mais les besoins sont manufacturiers avec non pas des robots lourds dont la robustesse est loin d'être optimale et qui peuvent bloquer toute une usine lorsqu'ils tombent en panne, mais bien des cobots légers, déplaçables, qui s'adaptent à l'environnement de travail et qui sont pilotés par les Compagnons. Les facultés de l'homme sont bien plus avancées. Il est capable de gérer l'imprévu, c'est pourquoi nous faisons la promotion du modèle cobotique où l'homme et la machine collaborent car ils sont plus efficaces ensemble que le robot industriel. Ce dernier est très cher, n'est pas compétitif et ne peut être valable que pour certains sujets très spécifiques, telles que la confection de produits pouvant présenter un danger."
La cobotique n'a d'ailleurs rien de nouveau, au sens où l'on en parle depuis de longues années. "Mais elle n'est mature que depuis peu et les normes sont très récentes, réplique Maxime Hardouin. La bonne nouvelle est que le temps d'apprentissage raccourcit. Il a fallu deux générations pour que les moteurs électriques soient adoptés pour mouvoir les machines. Maintenant, il faut une demi-génération pour généraliser une nouvelle technologie. Mais pour y arriver, il faut s'appuyer sur les métiers. Nous sommes le pays de Louis Vuitton, le pays du savoir-faire !"
Maxime Hardouin voit également une autre conséquence de cette usine collaborative : l'intérêt de délocaliser ses moyens de production dans des pays à bas coûts dégringole :
"Si tu délocalises, tu perds. Au lieu de capitaliser sur le savoir-faire industriel français, tu vas te faire copier, tu vas multiplier les malfaçons. L'usine de demain va permettre de revenir à des modèles locaux, territoriaux, et bien moins énergivores que les moyens industriels lourds. Le fil conducteur est de proposer des outils au service de la créativité des hommes, en conservant un côté ludique. Sortons des Temps modernes de Chaplin, sortons du taylorisme !"
Une usine qui redonne du temps pour penser
Philosophiquement parlant, Pierre-Yves Sempere est assez aligné sur ce point de vue. Le cofondateur et dirigeant d'EMS Proto, PME en forte croissance qui fabrique de petites séries de cartes électroniques, investit elle-même dans l'automatisation et s'apprête à doubler sa capacité de production avec une nouvelle usine à Martillac, en Gironde. "Les robots doivent nous donner du temps pour penser et non pas nous figer dans un modèle", affirme-t-il. Croit-il aux deux voies de l'autoroute citées par Maxime Hardouin ?
"Je pense qu'elles ne pourront pas rester parallèles indéfiniment. Tout ne peut pas être automatisé et il n'existe pas de solutions miracles. Le défi est bien de réunir l'automatisation, encore trop immature pour garantir un retour sur investissement, et le savoir-faire humain. L'enjeu est de libérer du temps pour que les opérateurs, dans les usines, puissent davantage se consacrer à de la plus-value : qualité, relations clients... Je crois en la complémentarité. La machine doit détecter les défauts, puis ensuite l'œil critique du spécialiste entre en jeu. Pour que ça marche, il faut aussi remettre en cause le positionnement des managers. Ces derniers doivent changer de posture. Ne plus demander aux opérateurs de la rentabilité, mais : « Est-ce que tu as du temps pour améliorer ton poste, tes process ?"
Le dirigeant estime également que si les collectivités et l'Etat cherchent à embarquer les acteurs industriels dans l'usine du futur, ces derniers devraient aussi se responsabiliser davantage :
"L'impulsion devrait venir du terrain. Or les industriels ne se remettent pas assez en cause. Et les médias ne challengent pas assez, du moins sont trop indulgents. Prenons l'exemple récent d'Audi (qui a annoncé vouloir supprimer 9.500 emplois en Allemagne d'ici 2025, NDLR). Le problème n'est pas la difficulté du marché automobile, comme on peut l'entendre, mais le fait que le constructeur n'a pas pris le virage de l'électrique il y a dix ans. Chaque entreprise industrielle doit reposer sur deux piliers : une visionnaire et une opérationnelle. La première de ces deux problématiques ne peut pas reposer sur l'Etat et les Régions comme c'est encore trop le cas. Aux industriels de se prendre par la main et de se fixer eux-mêmes des objectifs. Et aux acteurs publics d'être plus exigeants vis-à-vis des industriels qui créent des unités automatisées à l'étranger. Ce genre de comportements devrait être pénalisé, en interdisant certains mécanismes d'aides par exemple."
Pierre-Yves Sempere pointe également une limite qu'il juge très française :
"Le droit social est uniquement vu comme un frein et pas comme un élément moteur permettant aux salariés d'être protégés, de s'exprimer et de s'épanouir. Au contraire, il est uniquement vu par la plupart des dirigeants comme un frein. Et pourtant, je préfère avoir 15 opérateurs heureux que 30 malheureux. Plutôt que de demander aux sociétés quel est leur nombre de salariés et quel est le chiffre d'affaires réalisé, qui ne veut rien dire, les collectivités devraient d'ailleurs changer de questions et interroger sur le bien-être des salariés et la rentabilité de l'entreprise.
L'aspect « société industrielle », au sens vie de groupe, milieu humain, est trop éludé. Nous pourrions pourtant capitaliser sur notre côté latin qui est un vrai avantage pour l'usine du futur : avoir des gens qui se permettent d'élever la voix, c'est super. Ces avis sont ultra-importants, il faut en tenir compte et les challenger. Il nous manque également une vision industrielle partagée à l'échelle européenne, qui n'existe pas en-dehors de quelques sujets jugés critiques tels que l'accès à l'espace. On a pourtant tout ce qu'il faut pour créer le modèle de l'industrie du futur : la technologie, la recherche, les étudiants, les acteurs industriels, les aides et l'argent car quoi qu'on en dise, à partir du moment où l'on accepte d'ouvrir son capital sérieusement, on en trouve... Ne faisons pas comme le secteur bancaire européen qui avait tout lui aussi mais qui a vu Visa et Mastercard se créer aux Etats-Unis !"
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