Erosion côtière : à Lacanau, le décalage entre les collectivités et l'Etat (2/3)

REPORTAGE. C'est devenu l'un des grands emblèmes de l'érosion côtière. La ville de Lacanau, très en avance sur l'élaboration des stratégies à déployer pour préserver son littoral, se trouve aujourd'hui contrariée. Entre une gestion à court terme coincée par un processus administratif et des zones grises pour anticiper ses aménagements à long terme, la cité balnéaire reflète l'équation insoluble qui attend des dizaines de villes littorales. 2e volet de notre série de la semaine sur l'érosion du littoral néo-aquitain.
En attendant de s'engager sur une stratégie de long terme, la ville de Lacanau est contrainte de gérer dans l'urgence la protection de son littoral.
En attendant de s'engager sur une stratégie de long terme, la ville de Lacanau est contrainte de gérer dans l'urgence la protection de son littoral. (Crédits : Agence APPA)

A l'entrée de Lacanau Océan, deux équipements font tout de suite comprendre le caractère touristique de la ville littorale. Le casino, revigoré après une fermeture pendant le Covid, et les pistes cyclables dont les usagers convergent forcément vers les plages océanes. L'odeur des pins maritimes, d'une douceur subtile en ce mois de juillet, parachève l'invitation balnéaire jusqu'au front de mer, où se retrouvent les estivants pas perturbés par les feux qui ont cours à une centaine de kilomètres et ravagent le nord de la forêt landaise. À Lacanau, l'urgence n'est pas incendiaire mais abrasive. Les touristes, à raison, n'y accordent guère plus d'attention. À travers les bouillonnements infernaux du golfe de Gascogne, l'océan se nourrit des dunes de part et d'autre du front urbain. Jusqu'à menacer les enrochements censés protéger temporairement l'écrin balnéaire.

A sa pointe, défiant les rouleaux marins, le Kayok, célèbre institution restauratrice de Lacanau. L'établissement tourne à plein régime cet été mais, alors qu'il a presque les pieds dans l'eau, ses gérants s'inquiètent. Non pas de l'érosion, mais bien de la pénurie de travailleurs saisonniers. Difficile de recruter depuis la sortie de la crise Covid. Du reste, rien à signaler. Les responsables n'envisagent pas la fermeture de leur établissement même si le littoral est en sursis. A l'heure actuelle, aucun outil juridique et financier ne leur permettrait d'engager un repli irréversible. C'est pourtant bien une des deux stratégies envisagées par la municipalité à l'horizon 2050 pour s'affranchir des risques d'érosion amplifiés par le dérèglement climatique.

Lacanau érosion

Malgré d'imposantes protections, le Kayok est directement menacé par l'avancée de l'océan. (Crédits : Agence APPA)

Le repli stratégique envisagé à Lacanau a régulièrement fait les gros titres des journaux depuis que la municipalité l'a inscrit dans ses réflexions en 2016. Relocalisation des bâtiments, indemnisation des déplacés, retour du littoral à la nature : et si la cité devenait la première à montrer la voix pour sauver l'avenir du tourisme balnéaire ? En réalité, rien de cela n'est souhaité ou même possible encore aujourd'hui. Hervé Cazenave, conseiller municipal depuis 2014, fait face à l'océan depuis la colonne marquant le 45e parallèle sur le front de mer. L'élu, ancien maître nageur-sauveteur, aborde la question du repli de manière très pragmatique. "Vous avez un appartement avec vue sur mer, et on vous offre une vue sur la forêt. Vous y allez vous ?", interpelle-t-il. Dans son dos, les 200 logements d'un même ensemble construit dans les années 1970 disposent chacun d'une fenêtre sur l'horizon marin, grâce à une réalisation architecturale qui voulait démocratiser le luxe de la vue sur mer. Si aujourd'hui les immeubles ne sont pas menacés directement, comme c'est le cas du Signal à Soulac-sur-mer au nord du département, le rêve littoral est terni par l'avancée de l'érosion.

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Risque de perte du budget

2013. C'est l'année de la dernière tempête majeure qui a englouti une partie monstrueuse du littoral canaulais. Cet hiver là, en une marée, la plage perd plus de huit mètres d'épaisseur de sable. "On s'est rendu compte que ça pouvait aller très vite", glisse Hervé Cazenave. Après le chaos, des blocs rocheux sont disposés sur la plage et par étages sur les dunes tout le long des 1.200 mètres de front littoral. Le coût de ces aménagements réalisés dans l'urgence dépasse les deux millions d'euros. Dès lors, la municipalité prend conscience de la nécessité à définir un cap pour la gestion à long terme du littoral. Ou plutôt deux. En 2050, 150 ans après sa création, soit Lacanau organisera son repli stratégique dans les terres, soit elle luttera de façon active et dure face à l'érosion côtière. Il est encore trop tôt pour faire un choix. "Les deux stratégies s'étudient en parallèle. En attendant, on va défendre notre littoral jusqu'en 2050 !", mobilise le conseiller municipal délégué au littoral.

Lacanau érosion

Hervé Cazenave, habitant de Lacanau depuis plusieurs dizaines d'années, a pu observer l'océan grignoter lentement le littoral. (Crédits : Agence APPA)

Pour y parvenir, la ville souhaite renforcer les enrochements érigés en 2014 à travers une nouvelle phase de travaux d'un montant d'1,5 million d'euros. Si cette volonté remonte à 2019, toutes les autorisations nécessaires n'ont pas encore été réunies.

"Aujourd'hui, nous sommes coincés par les services de l'État car certains services administratifs n'ont pas validé notre programme. Sauf que nous risquons de perdre le budget européen qui nous est accordé si l'autorisation n'est pas délivrée à temps", râle Hervé Cazenave.

La somme en question, issue des fonds régionaux Feder, représente 80 % du coût total de l'opération. Dans les rangs des élus locaux, il y a comme la frustration d'être bloqué par l'État central alors que ce dernier affiche bien une volonté nouvelle pour répondre aux problèmes de l'érosion côtière.

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"Ici, on est dans le temps de l'action"

Lacanau fait d'ailleurs partie de la liste des 126 communes françaises particulièrement soumises au phénomène d'érosion côtière, et autour desquelles l'État a souhaité constituer un dispositif spécial. Publiée en avril dernier, elle engage les villes littorales sélectionnées à réaliser des cartes de projection qui montre l'impact de l'érosion sur leur territoire sur les décennies à venir. De là, elles pourront être accompagnées pour définir des stratégies d'adaptation. Mais à Lacanau, comme dans d'autres stations balnéaires de Nouvelle-Aquitaine, les cartes de projection ont déjà été réalisées au cours de la dernière décennie.

Un avantage qui s'explique par l'existence du GIP Littoral, chargé d'accompagner les collectivités pour acquérir des données sur l'évolution du littoral et définir des actions à mener. Nicolas Castay, qui en est le directeur depuis 2012, affirme que la région est en avance. "Les services voient qu'en Nouvelle-Aquitaine les cartographies sont déjà faites. Ici on est dans le temps de l'action", appuie-t-il.

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Le directeur salue tout de même la volonté de l'État qui va dans le bon sens. "La liste inscrit les stratégies locales dans la code de l'environnement, ça les assoit dans le droit. Finalement, cette liste donne corps à l'outil que nous avons souhaité"; relie-t-il. Mais au-delà, rien ne dit dans le décret gouvernemental quels sont les outils à mobiliser pour financer la lutte contre l'érosion. Pour conduire ses études de terrain, le GIP Littoral dispose d'un budget de 750.000 euros par an, qui lui a permis jusqu'ici de co-construire 11 stratégies locales de gestion de l'aléa en Nouvelle-Aquitaine. "Pour mener à bien les investissements nécessaires dans les collectivités, on sait qu'il faudra plus d'argent", évoque Nicolas Castay à La Tribune. À Lacanau, le budget dédié à la protection littorale va littéralement exploser. De 2,5 millions d'euros sur la période 2016-2022, il doit avoisiner les 30 millions d'euros pour la prochaine tranche qui ira jusqu'en 2030.

Lacanau érosion

Les protections réalisées à Lacanau sont menacées par les prochains aléas climatiques. (Crédits : Agence APPA)

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Choisir un scénario d'ici 2030

Mais au-delà des financements, des questions juridiques et administratives se posent pour travailler sur les scénarios envisagés. "Un syndicat, un EPA [Établissement public d'aménagement, ndlr], on ne sait pas quelle instance serait fédératrice de tous les acteurs publics. La Zone d'aménagement concerté ou le Syndicat d'économie mixte avaient leurs limites pour mener une opération d'ampleur telle que la relocalisation. Il nous faudra des outils beaucoup plus costauds", développe Éléonore Geneau, chargée de mission littorale et développement durable à la mairie de Lacanau depuis 2018. Car relocaliser implique de savoir quel outil juridique doit être mobilisé pour déloger les habitants et les activités économiques, quel mécanisme doit être activé pour financer les pertes immobilières ou encore quel processus décisionnel doit être mis en place pour coordonner les actions. Aujourd'hui, c'est le vide juridique qui domine.

"Qui va racheter les appartements des personnes délogées ? L'immobilier n'a jamais été aussi cher à Lacanau !", agite l'adjoint Hervé Cazenave. Le décret gouvernemental d'avril a ouvert la voie a un mécanisme de décote, mais seulement pour les biens directement menacés. Si la stratégie de repli relève encore du mythe financier et juridique, Nicolas Castay veut inciter les élus à poursuivre le travail. "Il ne faut rien s'interdire. Et si on engage un processus de repli, on devra aller jusqu'au bout. On ne peut pas rester au milieu du gué", insiste-t-il. Le directeur du GIP Littoral pense que Lacanau devra se tenir prêt à choisir l'un des deux scénarios d'ici 2030, pour pouvoir le préparer dans les temps.

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Chaque été, la ville de Lacanau passe de 5.000 à 100.000 habitants. (Crédits : Agence APPA)

En attendant, les services du littoral s'activent à la gestion de court terme, menacée par l'accélération des bouleversements climatiques. "Nous allons commencer à dimensionner l'ouvrage pour 2050. C'est nécessaire si jamais des épisodes tempétueux surviennent et mettent à mal l'ouvrage actuel. On se donne les moyens d'être prêts, mais on est parfois dépassés par les événements", reconnaît Éléonore Geneau. Lacanau n'imagine même pas devoir subir une nouvelle tempête dévastatrice à cause d'un blocage administratif. Quitte à "passer en force" comme l'évoque Hervé Cazenave, et mener les travaux en invoquant l'état d'urgence naturelle. Preuve encore que le processus bureaucratique n'est pas prêt pour les défis littoraux et climatiques qui l'attendent.

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Cet article est le premier volet d'une série de trois épisodes sur la prise en compte du risque d'érosion littorale en Nouvelle-Aquitaine publiés du 30 août au 1er septembre dans La Tribune :

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