Deep tech : des startups comme les autres ? (5/8)

[SERIE NUMERIQUE 5/8] Porteuses d'innovations de rupture, les startups du courant deep tech vont-elles battre à plates coutures leurs homologues du numérique, qu'elles jugent souvent trop fragiles et facilement copiables ? Éléments de réponse, exemples bordelais à l'appui.
Jean-François Létard, fondateur d'Olikrom

Cette réflexion d'un bon connaisseur bordelais de l'univers des startups résume bien l'idée générale :

"J'ai l'impression que certaines deep tech regardent un peu de haut les startups « classiques » du numérique et les jugent trop fragiles car centrées sur un seul produit, souvent facilement copiable, un seul marché. Au moindre coup de vent elles peuvent être balayées, alors qu'au contraire les deep tech se positionnent avec de vraies innovations de rupture avec des technologies susceptibles de révolutionner plusieurs marchés à la fois, avec des perspectives immenses."

Si ce courant de pensée n'est pas forcément très répandu parmi les jeunes pousses évoquées, il est néanmoins symptomatique d'une typologie qui s'affirme : la tech, et les autres. Par deep tech, on entend des startups la plupart du temps issues de laboratoires et qui se concentrent sur des innovations technologiques de rupture. Serait-ce alors la revanche des chercheurs face aux développeurs ? Ce n'est pas si simple.

L'essor des deep tech est clairement noté par tous ceux qui s'intéressent au sujet, comme le Boston Consulting Group et l'organisme Hello Tomorrow. Leur étude inédite parue en avril dernier indique que leur nombre augmente très rapidement. 3.500 startups issues de la recherche ont ainsi été recensées par le fonds anglais Atomico en 2015, et le nombre de créations tous les ans a quintuplé en Europe et aux Etats-Unis depuis 2011. Leurs financements sont également considérables et en forte hausse. A titre d'exemple, en 2015 les biotech ont levé pas moins de 7,9 milliards de dollars dans le monde, contre à peine 1,7 milliard en 2011. Ce qui ne veut pas dire que ces levées sont simples. Un chiffre pour s'en rendre compte : en France les fonds publics représentent 50 % des ressources financières des deep tech.

Les pigments intelligents d'Olikrom cartonnent

Pour ces jeunes pousses, l'idée n'est pas de toucher un large public en s'adressant au grand public.

"En BtoC, le seul moyen de construire sa marque est de déployer une communication à grande échelle", analyse Stéphane Rochon, directeur général de la technopole Bordeaux Unitec, qui a accompagné en 2016 85 entreprises innovantes dont 50 % concernant le numérique et 50 % la science. "Le problème est que la com', ça coûte très cher. Je dirais que pour déployer une marque en BtoC en France, il faut entre 15 et 30 millions d'euros."

Fondamentalement, les startups deep tech ne sont pas moins gourmandes en capitaux, loin s'en faut, car leurs temps d'accès aux marchés sont généralement longs, souvent de 5 à 7 ans, principalement parce que transformer une technologie de laboratoire en produit ou service fonctionnel est un travail de longue haleine.

Installée à Pessac dans la métropole bordelaise, Olikrom est un excellent exemple du potentiel de développement des deep tech. C'est aussi une des rares startups de la place à avoir été rentable dès sa première année. Née des travaux de Jean-François Létard, ancien directeur de recherches au CNRS, menés au sein de l'Institut de chimie de la matière condensée de Bordeaux, OliKrom a développé des pigments intelligents capables de changer de couleur en fonction des modifications de leur environnement : changement de température, contraintes de pression, modification de la luminosité, présence d'un solvant ou d'un gaz... OliKrom conçoit des pigments très résistants, programmables, proposant des changements de couleur réversibles ou non.

"Nous ne vendons pas les pigments intelligents que nous concevons, précise Jean-François Létard. OliKrom a pour objectif de créer et de produire des solutions complètes innovantes, à destination des industriels, basées sur cette technologie. Nous offrons donc une réponse globale à leurs problématiques en co-développant et en leur vendant ensuite des peintures, des encres, des revêtements... prêts à l'emploi. Les besoins de ces industriels sont tels qu'ils cofinancent avec nous le développement des produits, sachant que cette étape peut prendre entre 2 et 4 ans. Nos deux premiers exercices ont été rentables et nous avons aujourd'hui contracté avec 70 grands groupes, dont 50 l'an passé. Plus de 50 % de notre chiffre d'affaires est réalisé à l'international."

La technologie d'Olikrom permet ainsi le changement de couleur d'une pièce d'avion qui a subi une trop forte pression ou température, d'un mur en fonction de la luminosité qui le frappe... Les industriels ne s'y sont pas trompés : Airbus et Safran travaillent ainsi avec la prometteuse pépite, comme Eiffage avec qui elle développe des solutions innovantes de marquage au sol. Objectif : créer pour les routes non éclairées un revêtement capable de capter la lumière du jour et celle des phares des voitures pour la restituer de manière autonome en pleine nuit.

Des ambitions industrielles

Pour le patron d'Olikrom, qui a passé un an à suivre les cours d'HEC à se former à l'entrepreneuriat et au commerce, "on ne perçoit pas assez le travail fantastique des cellules de transfert de technologie. Notre projet a été incubé pendant 5 ans à l'Adera, l'Association pour le développement de l'enseignement et des recherches, avant que l'entreprise soit créée." Un temps nécessaire pour partir sur des bases solides et affiner un positionnement à contre-courant.

"Le classicisme du modèle économique d'une startup prévoit qu'elle ne développe qu'un seul produit et qu'elle soit entièrement focalisée sur un seul marché, poursuit Jean-François Létard. Chez OliKrom nous prenons le contre-pied en travaillant pour tous les secteurs industriels : le monde du luxe, l'automobile, l'aéronautique, le militaire..."

Son fondateur n'a pas d'avis tranché sur le match entre deep tech et startups du numérique :

"Il faut toujours faire attention quand on donne un avis. J'ai le sentiment quand dans le modèle de développement des startups du numérique, l'objectif est souvent de générer rapidement du cash et de revendre aussi vite. C'est une logique de court terme qui est sans doute d'ailleurs poussée par des fonds d'investissement et qui emporte nombre de startups. Je ne suis pas certain que cette stratégie soit créatrice d'emplois durables. De plus ces derniers sont très « déplaçables » en tous points du globe. Notre approche est de créer un vrai outil industriel ancré dans notre territoire tout en proposant une véritable rupture technologique."

Le projet, qui nécessitera 5 M€ d'investissements, est en bonne voie avec la recherche en cours d'un terrain approprié et fera dans un premier temps passer l'équipe de 10 à 30 collaborateurs.

Poietis, le bio-imprimeur de tissus vivants

Avec Olikrom, Poietis est l'autre fer de lance de la deep tech bordelaise. On pourrait presque parler de sociétés cousines tant leurs trajectoires se ressemblent, notamment dans leur manière de s'adosser à des industriels plus riches, plus outillés et plus installés sur leurs marchés. Poietis vient elle aussi du monde de la recherche. Egalement installée à Pessac, cette startup née il y a trois ans s'appuie sur une technologie unique au monde, la bio-impression de tissus biologiques assistée par laser, développée initialement à l'Inserm et à l'Université de Bordeaux.

Poietis vient tout juste de finaliser une plateforme qui comprend différents outils dont un nouveau système industriel de bio-impression cellule par cellule, permettant de concevoir et de fabriquer des tissus biologiques en maîtrisant à la fois la résolution (la capacité à imprimer cellule par cellule) et la précision de l'impression.

Poietis

Le nouveau système de bio-impression de Poietis (photo Agence Appa)

"La grosse différence par rapport à l'impression 3D, c'est que notre matière première est vivante donc quand elle vient juste d'être imprimée, il ne s'agit pas d'un produit fini car les cellules interagissent entre elles", explique Bruno Brisson, cofondateur et directeur général de Poietis.

Réputée pour ses travaux initiaux sur les modèles de peaux bio-imprimées fonctionnels, en partenariat notamment avec BASF, Poietis a depuis élargi son spectre. L'Oréal a ainsi signé avec la pépite girondine un contrat de recherche pluriannuel exclusif qui tend à redonner espoir à tous les chauves de la Terre déplorant leur situation capillaire. Le challenge des partenaires : réussir à bio-imprimer un follicule pileux, le petit organe produisant le cheveu, avec une bio-imprimante assistée par laser. Le défi est de taille quand on sait que ce follicule en question est plus complexe à produire... qu'une oreille par exemple.

Poietis a levée 2,5 M€ lors de son premier tour de table et vient de lancer une nouvelle opération de crowdfunding à hauteur de 2 M€. Employant une vingtaine de personnes, elle compte sur sa nouvelle plateforme industrielle "pour produire des échantillons de peau bio-imprimée pour des laboratoires cosmétiques voulant tester leurs nouveaux ingrédients, ou pharmaceutiques souhaitant évaluer leurs candidats médicaments, ajoute Bruno Brisson. Nous allons également permettre à nos clients de démarrer des projets de développements à visées cliniques, pour la peau dans un premier temps, c'est-à-dire de développer des tissus pouvant être implantés un jour chez des patients."

Bruno Brisson et Fabien Guillemot, cofondateurs de Poietis (photo Agence Appa)

Le syndrome Fermentalg

Poietis comme Olikrom chercheront à éviter le "syndrome Fermentalg", du nom de la biotech girondine qui produit des huiles et protéines issues de la culture des micro-algues pour des marchés divers. La société, qui avait levée 40,4 M€ en 2014, peine au moment d'arriver sur ces marchés et a choisi de sous-traiter à l'autre bout du territoire la production industrielle de ses produits à faible valeur ajoutée. Beaucoup estiment que Fermentalg est trop longtemps restée dans la recherche et a pris trop de retard dans la commercialisation de ses produits. Olikrom comme Poietis ont choisi d'autres options.

"Ce qui ne veut surtout pas dire qu'on fera mieux, tempère Jean-François Létard. Contrairement à Fermentalg, notre modèle prévoyait d'aller tout de suite chercher des clients partenaires avec qui travailler et co-innover. C'est ce qui explique que deux ans et demi après notre création, nos premiers produits vont arriver sur le marché, dans quelques mois et à l'étranger. Et vous ne saurez d'ailleurs jamais qu'OliKrom en est à l'origine. Nos partenaires sont déjà installés sur leurs marchés, ce qui n'est pas notre cas."

Poietis a adopté un positionnement légèrement différent : son modèle économique mixte est appuyé sur les contrats de recherche mais aussi le développement d'un programme en propre de modèles de peau qui devraient être commercialisés dès l'an prochain. Tout ceci servant à financer la finalité de la startup : utiliser sa technologie dans des utilisations cliniques et thérapeutiques.

"Lorsque la startup a été créée, nous comptions d'abord fournir des modèles à l'industrie pharmaceutique et cosmétique, puis, 5 à 10 ans après, commencer à développer le 2e étage afin d'amener notre technologie au bloc. Mais, deux ans après la création de Poietis, nous avons de l'avance sur ce plan de marche. Des discussions sont en cours avec des partenaires potentiels, nous pourrions imaginer ainsi une entrée au bloc d'ici 5 ans", résume Bruno Brisson.

La deep tech bordelaise a d'autres avatars que ces deux exemples. Mais la plupart sont moins médiatiques, moins matures aussi comme Hace et son système de production d'électricité à partir de la force des vagues, Ea4t et son service simplifiant les interactions homme - dispositifs numériques basé sur le langage naturel et l'analyse sémantique. Beaucoup évitent le feu des projecteurs. On pense ainsi à Fine Heart, qui a levé l'an passé 6,4 M€ pour sa mini-turbine implantable dans le cœur, capable de pallier les insuffisances cardiaques. Une jolie somme pour une startup bordelaise. Mais Fine Heart ne prend la parole que dans les congrès spécialisés et ne dit presque rien sur son site web, une simple page au design fleurant bon le début des années 2000... S'astreindre à une discrétion, notamment médiatique, est parfois vital pour rester sous le radar et éviter d'aiguiser les appétits.

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Au sommaire de notre enquête sur les réalités de l'écosystème numérique et innovation de Bordeaux :

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Commentaires 2
à écrit le 12/10/2017 à 7:21
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Ça, ce sont de vrais start ups, pas des facebook et autres snapchat qui font de l'argent en espionnant les utilisateurs et en leur imposant des pubs intempestives.

à écrit le 13/07/2017 à 16:21
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Félicitations pour ce dossier très instructif qui permet de mieux comprendre l'univers "startup".

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