Pourquoi la vente de Cheops Technology a explosé en vol

Annoncée fin 2021, la cession de Cheops Technology à deux fonds d'investissement pour 180 millions d'euros a déraillé au fil des mois au point d'être définitivement abandonnée cet été. La conséquence d'un conflit entre le PDG Nicolas Leroy-Fleuriot et son ancien associé Didier Cazeaux portant sur une opération remontant à 2018 et sur la valorisation de cette ETI du cloud computing en pleine croissance. Retour sur les dates clés de ce contentieux vieux de plus de dix ans.
Les actionnaires, actuels et passés, de l'ETI Cheops Technology s'affrontent sur le terrain judiciaire. Au point d'avoir fait exploser en vol la cession de l'entreprise à deux fonds américains pour 180 millions d'euros.
Les actionnaires, actuels et passés, de l'ETI Cheops Technology s'affrontent sur le terrain judiciaire. Au point d'avoir fait exploser en vol la cession de l'entreprise à deux fonds américains pour 180 millions d'euros. (Crédits : Agence Appa)

« L'opération capitalistique qui devait entraîner le transfert de 98,71 % du capital de Cheops ne sera pas menée à terme ». L'annonce sibylline de Cheops Technology est tombée cet été, enterrant ainsi le projet de cession, pourtant bien avancé, de l'ETI bordelaise aux fonds Aquiline Capital Partners et Eres. Le 22 décembre 2021, ces derniers signaient l'acquisition de cette entreprise spécialiste de l'hébergement de données, de la cybersécurité et des infrastructure qui vient de publier des résultats en hausse au terme de l'exercice 2021/2022. Basée à Canéjan, au sud de Bordeaux, l'entreprise était alors valorisée à 180 millions d'euros. Neuf mois plus tard, cette transaction n'est plus qu'une l'histoire ancienne, comme l'ont confirmé à La Tribune les deux parties. Comment en est-on arrivé là ?

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« Cette décision est la conséquence d'un litige [...] né entre les associés de la société Gipsi, ancien actionnaire majoritaire de Cheops, et porte sur les conditions d'acquisition d'une partie des actions Cheops par la société Khephren. Celle-ci détient 80,58 % du capital et des droits de vote de Cheops », précise le communiqué du mois de juillet. Ce «
litige » est un conflit ancien et féroce entre les deux actionnaires historiques de Cheops : Nicolas Leroy-Fleuriot, l'actuel PDG de l'entreprise, et Didier Cazeaux, son associé jusqu'en 2018.

Un conflit qui n'a cessé de s'envenimer depuis 2009 au fil des actions en justice dont la dernière est intervenue en juin dernier comme l'a révélé Le Journal des Entreprises le 21 septembre. Alors que la présidente du Tribunal de commerce évoque des relations entre les deux hommes qui « se sont détériorées de façon irrémédiable » au point de devenir « exécrables », La Tribune revient sur les principales dates de cette affaire complexe à partir des documents, informations et témoignages qu'elle a recueillis.

  • 2001 : la création de la SAS Gipsi

La société par actions simplifiées Gipsi est créée le 29 mai 2001 à l'initiative de Nicolas Leroy-Fleuriot, qui s'associe à Didier Cazeaux. Objectif de cette holding : combiner leurs compétences techniques et financières pour investir dans des sociétés informatiques. Le premier est alors l'un des fondateurs du groupe Ares, tandis que Didier Cazeaux, est un riche promoteur immobilier qui a racheté cinq ans plus tôt le chantier naval Couach (Gironde) au bord de la faillite et s'apprête à faire de même avec le constructeur de motos Voxan (Puy-de-Dôme). Rapidement, les deux associés disposent chacun de 50 % des parts de Gipsi via leur propre holding luxembourgeoise - Montesquieu Finances pour Nicolas Leroy-Fleuriot et Asteria pour Didier Cazeaux - assurant ainsi un équilibre capitalistique même si c'est bien Nicolas Leroy-Fleuriot qui préside et pilote la société Gipsi.

  • 2004 : le rachat de Cheops Technology

Le rachat de Cheops Technology par Gipsi intervient en mai 2004 moyennant un million d'euros. Il s'agit alors d'une PME centrée sur la migration des systèmes informatiques de 16 salariés et quatre millions d'euros de chiffre d'affaires. Gipsi en détient 71,2 % aux côtés d'actionnaires privés, institutionnels et publics.

  • 2007 : Cheops Technology entre en Bourse

Sous le pilotage opérationnel de Nicolas Leroy-Fleuriot, Cheops Technology fait son entrée sur le marché libre d'Euronext Paris le 21 avril 2007. Aujourd'hui, 1,3 % du capital de l'entreprise est flottant.

  • 2009/2010 : le début de la brouille

En 2009, Couach et Voxan, les deux entreprises rachetées par Didier Cazeaux sont placées en liquidation judiciaire. Dans le cas du chantier naval Couach, qui laisse un passif de 100 millions d'euros, Didier Cazeaux sera condamné en 2011 par l'Autorité des marchés financiers à une amende de 100.000 euros pour diffusion d'informations financières inexactes et imprécises ou trompeuses. Une peine confirmée en appel en 2013 puis en cassation en 2014 (1). C'est dans ce contexte compliqué que les relations entre les deux associés vont se détériorer rapidement à compter du printemps 2010, lorsque Didier Cazeaux, via Asteria, souhaite rendre liquide sa participation dans Gipsi pour pouvoir la vendre et donc quitter la SAS.

Puis, à l'automne 2010, lorsqu'il remet en cause la gouvernance de Gipsi qui, avec l'équilibre à 50/50 décidé initialement, laisse de fait les mains libres sur le plan opérationnel à Nicolas Leroy-Fleuriot. Il est le président de Gipsi pour une durée indéterminée et continue à développer Cheops Technology, dont il est le PDG.

  • 2013 : jugement du tribunal de commerce

Dans les années suivantes, Didier Cazeaux conteste donc l'équilibre de la gouvernance au sein de Gipsi devant le tribunal de commerce de Bordeaux. Mais il est débouté de toutes ses demandes par un jugement rendu le 21 novembre 2013.

  • 2017 : arrêt de la Cour d'appel et augmentation de capital

Même demande et même résultat défavorable à Didier Cazeaux devant la cour d'appel de Bordeaux. Dans un arrêt du 6 novembre 2017, elle confirme en tous points le jugement du tribunal de commerce, souligne que la société Gipsi « est prospère » et « fonctionne normalement » et note « la position d'opposition systématique adoptée » par Asteria.

Huit jours plus tard, lors d'une assemblée générale du 14 novembre, à laquelle Didier Cazeaux affirme n'avoir pas été convoqué, Nicolas Leroy-Fleuriot fait évoluer les statuts de Gipsi pour ouvrir la porte à une augmentation de capital permettant, par le biais de l'émission d'une action unique sans droit préférentiel de souscription des associés, l'entrée au capital de Gipsi de Didier Delhoste, qui est le directeur général délégué de Cheops Technology. Cette opération capitalistique est réalisée en janvier 2018 et, de fait, Nicolas Leroy-Fleuriot et Didier Delhoste détiennent désormais 50,1 % du capital de Gipsi, contre 49,9 % à Didier Cazeaux (2).

  • 2018 : la cession contestée de Cheops à Khephren

Dans les mois qui suivent, Nicolas Leroy-Fleuriot, en tant que président de Gipsi disposant de 50,1 %, décide de céder la totalité de la participation détenue par Gipsi dans Cheops Technology à une troisième entité baptisée Khephren. Il s'agit d'une SAS dont Didier Delhoste est le président et actionnaire aux côtés d'une poignée de cadres dirigeants de Cheops.

La vente de ce qui est alors l'actif principal de Gipsi intervient le 25 juillet 2018 : Khephren acquiert les 71,2 % de Cheops Technology détenus par Gipsi pour la somme de 21,5 millions d'euros. L'entreprise est donc valorisée à cette date à 30 millions d'euros. Elle vient de réaliser 101 millions d'euros de chiffre d'affaires, 6,2 millions d'euros de résultat d'exploitation et emploie 450 salariés. À l'issue de cette opération, Khephren détient au total 80,58 % des parts de Cheops Technology dont Nicolas Leroy-Fleuriot reste PDG. Didier Cazeaux n'est lui plus actionnaire mais affirme depuis n'avoir jamais touché la dizaine de millions d'euros lui revenant à l'issue de cette transaction.

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  • 2021 : le nouveau projet de cession de Cheops

Fin 2021, Cheops compte désormais 650 salariés pour 119 millions d'euros de chiffre d'affaires. Le 8 décembre, Nicolas Leroy-Fleuriot, toujours PDG, organise une grande soirée aux Bassins de lumières, à Bordeaux, pour annoncer, à sa façon, qu'il quitte la direction opérationnelle de Cheops. Les détails arrivent quelques jours plus tard avec l'annonce de l'entrée de Khephren en négociations exclusives avec Aquiline Partners et Eres en vue du retrait du marché boursier de Cheops Technology pour en faire « un leader européen ». La valorisation de l'entreprise est alors de 180 millions d'euros, soit six fois plus que trois ans plus tôt (lire encadré).

  • 2022 : la cession de Cheops déraille

Didier Cazeaux, qui n'a jamais accepté la manière dont s'est déroulée la cession de Gipsi à Khephren en 2018, s'inquiète désormais de voir Cheops être cédée pour un montant considérablement plus élevé. Via sa propre holding Asteria, il obtient alors de la présidente du tribunal de commerce de Bordeaux le 12 avril 2022 une ordonnance sur requête l'autorisant à « saisir à titre conservatoire les actions détenues par la société Khephren dans le capital de la société Cheops Technology pour sûreté, conservation et avoir paiement de la somme de 105 millions d'euros ». Une somme qui correspondrait, selon son avocat, au prorata de la nouvelle valorisation de Cheops réclamé par Asteria.

Khephren ne tarde pas à répliquer et assigne à son tour Asteria le 27 avril pour obtenir la mainlevée de la saisie-conservatoire. Mais la présidente du tribunal de commerce de Bordeaux rend une ordonnance de référé le 7 juin 2022 déboutant Khephren et confirmant la saisie conservatoire au profit d'Asteria. Parallèlement, celle-ci a diligenté depuis l'été 2019 des assignations contre Khephren et Gipsi pour contester les opérations de 2018 et a déposé plainte au pénal le 2 mai 2022 contre notamment Nicolas Leroy-Fleuriot, Didier Delhoste, Montesquieu Finances et Khrephren pour « abus de biens sociaux, complicité d'abus de biens sociaux, recel d'abus de bien sociaux, faux et usage de faux ».

« Tant les assignations au fond que la plainte déposée remettent en question la régularité de la vente de la participation de la société Gipsi dans la société Cheops Technology survenue le 25 juillet 2018 entre la société Gipsi et la société Khephren », écrit la présidente du Tribunal de commerce dans son ordonnance du 7 juin, qui estime que la pérennité de cette vente « est sérieusement contestée et que son éventuelle annulation remettrait les parties en l'état au 25 juillet 2018 ».

La présidente estime ainsi qu'une créance d'Asteria à l'encontre de Khephren « paraît fondée » et maintient donc la saisie conservatoire. Mais, puisqu'elle n'en a pas le pouvoir, elle ne se prononce pas sur le fond, c'est-à-dire sur la régularité de l'opération de 2018.

  • Et maintenant ?

La conséquence directe de ces événements récents est donc l'abandon définitif de la vente de Cheops envisagée fin 2021 à ces deux fonds et à ce montant de valorisation, comme l'ont confirmé à La Tribune l'acheteur comme le vendeur. En revanche, le conflit entre les deux associés historiques reste lui bien ouvert et très vif. Joint par La Tribune, Nicolas Leroy-Fleuriot ne cache pas son agacement mais affiche sa sérénité :

« Je ne suis pas inquiet une seconde. C'est un dossier pourri par Didier Cazeaux qui a paralysé la vente en venant contester trois ans et demi plus tard la cession des titres Cheops opérée par Gipsi. Ce n'est que la troisième plainte déposée par Didier Cazeaux contre moi depuis 2012, les deux premières depuis plus de dix ans n'ont bien évidemment pas eu de suite. »

Le patron de Cheops assure que « tout le processus de cession de Gipsi à Khephren a été fait dans les règles de l'art avec le cabinet EY en 2018 et deux valorisations établies par des experts indépendants dont un est même expert judiciaire ». Nicolas Leroy-Fleuriot, qui est désormais aussi actionnaire et même président de Khephren depuis le 11 août 2022 après la démission de Didier Delhoste, indique avoir fait appel de l'ordonnance de référé de juin 2022 et évoque, à son tour, un dépôt de plainte visant Didier Cazeaux et Asteria pour « faux et usage de faux en justice » : « On subit un préjudice et on va demander réparation ».

D'ici là, malgré ces rebondissements de nature à secouer l'entreprise en interne, la direction générale de Cheops Technology assure qu'il n'en est rien et vient de présenter des résultats en hausse ce lundi 10 octobre.

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De son côté, la partie adverse représentée par maître Thierry Fradet continue de dénoncer tant la cession à Khephren en 2018 que la valorisation de Cheops à l'époque :

« Nous contestons le fait d'avoir été dilués et la sous-valorisation de l'entreprise en 2018 avec une vente à vil prix. En quatre ans, le chiffre d'affaires n'évolue que de 10 % tandis que la valorisation passe de 30 à 180 millions d'euros ! »

Le dossier est désormais entre les mains de la cour d'appel de Bordeaux qui se prononcera à son tour sur la levée ou le maintien de la saisie conservatoire, probablement dans quelques mois. Parallèlement, les procédures engagées au pénal par les deux parties poursuivront leurs cours.

Une valorisation contestée


  • Cheops Technology était valorisée à 30 millions d'euros en 2018 puis à 180 millions d'euros fin 2021, soit une hausse de 500 %. Entre les deux valorisations établies, respectivement, sur la base des exercices 2016/2017 et 2020/2021, le chiffre d'affaires de l'entreprise a progressé de 41 % et le résultat d'exploitation de +165 %. La valorisation initiale de 2018 est jugée "dérisoire" par Didier Cazeaux, cité par le tribunal de commerce. Tandis que Nicolas Leroy-Fleuriot avance ses arguments pour expliquer cette trajectoire : "L'activité et le résultat ont sérieusement progressé et le marché a largement évolué a partir de la crise sanitaire, le Covid ayant entraîné une forme d'engouement pour les entreprises de cloud computing, notamment de la part des fonds d'investissement. On ne s'attendait pas, nous-mêmes, à recevoir une proposition de ce niveau".

Contactés par La Tribune, ni Didier Cazeaux ni Didier Delhoste ni Emmanuel Carjat, qui représentait les fonds Aquiline Partners et Eres, n'ont souhaité s'exprimer personnellement sur cette affaire en cours.

(1) Une information judiciaire pour banqueroute frauduleuse et abus de biens sociaux a également été ouverte en 2013. L'instruction est toujours en cours aujourd'hui.

(2) A l'issue de l'opération, Asteria possède 203 actions (dont trois nouvelles), Montequieu finances 203 actions (dont trois nouvelles) et Didier Delhoste une action (dont une nouvelle).

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