Continuer à rêver ou renoncer ? Les ambitions de l'économie sociale et solidaire 20 ans après

Quelles sont les perspectives de l'économie sociale et solidaire (ESS) vingt ans après l'émergence des premiers élus locaux dédiés à cette compétence transversale ? Faut-il encore croire à des utopies ou au contraire assumer une institutionnalisation, quitte à acter des renoncements ? Qu'en est-il de la responsabilité territoriale des entreprises ? Éléments de réponses à l'occasion des rencontres du RIUESS (réseau inter-universitaire de l'ESS) qui viennent de se tenir à Sciences Po Bordeaux.
Depuis son élection en juin 2020, la majorité socialiste-écologiste à la mairie de Bordeaux entend faire de l'économie sociale et solidaire un marqueur de son action municipale. Les 21e Rencontres du RIUESS se sont justement tenues à Sciences Po Bordeaux du 1er au 3 juin 2022.
Depuis son élection en juin 2020, la majorité socialiste-écologiste à la mairie de Bordeaux entend faire de l'économie sociale et solidaire un marqueur de son action municipale. Les 21e Rencontres du RIUESS se sont justement tenues à Sciences Po Bordeaux du 1er au 3 juin 2022. (Crédits : PC / La Tribune)

"C'est avec les élections municipales de 2001 qu'arrivent les premiers élus locaux en charge de l'économie sociale et solidaire. C'est un tournant territorial de l'ESS qui relevait jusque-là plutôt d'acteurs nationaux", rembobine le sociologue Laurent Fraisse, membre associé à la FMSH (Fondation maison des sciences de l'homme). "Ce sont alors les premières politiques locales autour d'une économie de proximité et d'un ancrage des emplois dans le territoire. Des thématiques devenues mainstream aujourd'hui avec les débats sur la relocalisation", poursuit-il à l'occasion des 21e Rencontres du RIUESS qui se sont tenues dans les locaux de Sciences Po Bordeaux du 1er au 3 juin dernier. Environ 500 étudiants, chercheurs et acteurs de l'ESS ont répondu présents.

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Vingt ans après, "l'ESS reste une politique non stabilisée qui progresse et se consolide, une compétence non obligatoire qui n'existe pas dans toutes les collectivités et relève donc d'un choix politique. [...] Mais elle présente une capacité de résilience face à l'alternance politique ou aux baisses de dotations", souligne encore Laurent Fraisse.

"On assume de porter une transformation sociale"

A Bordeaux en 2020, l'arrivée à la mairie d'une majorité PS-EELV a ainsi donné un second souffle à l'ESS avec un élu dédié, un travail plus étroit entre les différentes strates territoriales et l'accueil de la présidence du Forum mondial de l'ESS. "On a basculé d'une politique sectorielle à une approche plus globale et cohérente, y compris en intégrant les marchés publics", juge ainsi Stéphane Pfeiffer. Pour l'adjoint au maire de Bordeaux, en charge de l'emploi, de l'ESS, des formes économiques innovantes et du logement, cette politique correspond aussi à une tendance de fond :

"Il y a un affaiblissement de la puissance publique, de l'État comme des collectivités, et l'ESS assure une forme de continuité parfois officiellement, parfois officieusement via les subventions. Dans le même temps, les acteurs de l'ESS nous poussent à ne pas être immobiles au risque d'être rapidement dépassés."

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Trois scénarios sur la table

Cette ESS qui devient "mainstream" et s'installe dans le fonctionnement classique des administrations pourrait marquer la fin d'une époque. "Quelle est la place aujourd'hui pour l'ambition de transformation sociale militante de l'ESS ?", interroge ainsi un participant. "On assume de porter une transformation sociale par le biais de l'ESS. C'est l'un des outils pour renverser le capitalisme qui ne tient plus et inventer un nouveau modèle", répond l'élu bordelais qui ne voit "pas forcément d'opposition entre institutionnalisation et militantisme". Danielle Demoustier, maîtresse de conférences en économie à Sciences Po Grenoble, évoque aussi "un modèle de coopération-conflictualité qui peut fonctionner entre les acteurs de l'ESS et les collectivités locales, notamment celles qui sont réfractaires à l'ESS". D'autant que "l'ESS c'est une économie de réparation mais aussi une économie d'innovations".

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RIUESS débat

De gauche à droite : Anne-Laure Federici, déléguée générale du RTES, Jean-Louis Laville, professeur au Cnam, Stéphane Pfeiffer, adjoint au maire de Bordeaux, Danielle Demoustier, maîtresse de conférences en économie à Sciences Po Grenoble, et Laurent Fraisse, membre associé à la FMSH.

L'avenir de l'économie sociale et solidaire dans le paysage politique et économique, c'est justement le thème exploré actuellement par Jean-Louis Laville, professeur du Cnam (conservatoire national des arts et métiers) à Paris. Également titulaire de la chaire économie solidaire, il esquisse trois futurs possibles : la continuité ; l'économie territoriale ; la transformation. "Le premier mise sur le soutien aux organisations de l'ESS en misant sur une augmentation de leur taille et de leur nombre pour obtenir un effet volume et construire un magma de capitalisme à but social", résume-t-il. "La limite de ce modèle c'est de faire de l'ESS un milieu technocratique de plus dans un paysage déjà très encombré"

Utopie ou renoncement ?

Le second scénario envisagé par Jean-Louis Laville mise sur le maillage fin des territoires et la transversalité entre les entreprises et les entités de l'ESS dans leur diversité, en particulier le tissu associatif :

"On part du principe que l'ESS est singulière dans son contenu mais aussi dans son mode d'élaboration qui accorde beaucoup d'importance à la co-construction. Le critère recherché c'est alors le nombre de coopérations et de synergies dans un territoire donné pour construire ce que j'appelle une socio-économie territoriale."

Enfin, troisième possibilité, un véritable mouvement de transformation porté au niveau national. "Cela interroge notre capacité de questionnement critique du cadre actuel de l'ESS et le défi d'une prise de parole collective au niveau national autour de sujets tels que les communs (*) et le secteur informel, aussi appelé économie populaire", envisage Jean-Louis Laville, qui s'appuie sur l'actualité récente : "Le scandale autour des Ehpad démontre les limites des entreprises privés lucratives et légitime une offensive des autres acteurs du médico-social". Objectif : proposer un modèle alternatif autour, par exemple, des Scic (sociétés coopératives d'intérêt collectif) ou d'un nouveau type de sociétés d'économie mixte (SEM). Dans tous les cas, "pour s'émanciper, l'ESS ne pourra pas échapper à des questions conflictuelles sur le fonctionnement de la société", remarque le chercheur

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La responsabilité territoriale des entreprises

Pour sa consœur Danielle Demoustier, ces hypothèses de travail permettent aussi de remettre en cause la conception du développement territorial puisque "la théorie du développement économique qui ruissellerait vers le développement social n'est plus vraie aujourd'hui". Elle prône, elle-aussi, "une conception d'un développement socio-économique du territoire dans son ensemble et associant tous ses habitants, en renouant notamment les liens avec les associations, mutuelles et coopératives". Mais son tomber dans des carcans trop classiques puisque l'universitaire grenobloise prévient :

"Il faut conserver de l'utopie ! Chaque fois que l'ESS a oublié l'utopie, elle est tombée dans la gestion !" Utopie ou pas, "le rôle de l'ESS, rappelle à son tour Laurent Fraisse, c'est justement d'expérimenter de nouveaux modes d'action et de financement de l'action publique."

Autant de pistes reprises à son compte par Stéphane Pfeiffer qui y apporte cependant un bémol : "Attention à ne pas donner trop d'ambitions à l'ESS au regard des moyens qui lui sont attribués [...] Les logiques de co-construction, de projets, de SCIC constituent un changement culturel important et complexe à piloter. Cela suppose d'éduquer les habitants à la citoyenneté économique pour qu'ils fassent émerger eux-mêmes leurs besoins non répondus et qu'ils puissent imaginer les solutions."

Une thématique qui attire les étudiants

Du côté de la chaire TerrESS de Sciences Po Bordeaux, on penche clairement pour le scénario n°2 comme l'explique son directeur Timothée Duverger, qui travaille également au cabinet du maire de Bordeaux : "Le développement socio-économique du territoire et de ses habitants c'est précisément notre thème de travail autour de la notion émergente de responsabilité territoriale des entreprises, c'est-à-dire la prise en compte de l'empreinte territoriale d'une entreprise, de son engagement auprès des acteurs économiques et politiques."

Un ouvrage collectif sur le sujet, piloté par Maryline Filippi, professeure à Bordeaux Sciences Agro, est prévu pour la fin d'année. "On prend très au sérieux la proposition de Jérôme Saddier, le président d'ESS France, de faire de l'ESS la norme de l'économie de demain", conclut Timothée Duverger. Preuve de l'attractivité du sujet auprès des étudiants, lancé il y a dix ans, le master de Sciences Po Bordeaux "Économie sociale et solidaire et innovation sociale", proposé en formation initiale, continue et en alternance, fait le plein ces dernières années et se voit même contraint de refuser des candidats.

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(*) Les communs sont des ressources partagées et gérées collectivement par une communauté ; celle-ci établit des règles dans le but de préserver et pérenniser ces ressources tout en permettant à ses membres de les utiliser. Ces ressources peuvent être naturelles (eau, forêt), matérielles (une machine-outil, une maison, une centrale électrique) ou immatérielles (une connaissance, un logiciel).

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