« Telecom Design c'est une trajectoire à la Tesla et un projet industriel ambitieux »

INTERVIEW. Ils prennent rarement la parole. Philippe Maté et Bruno Maurel, les cofondateurs de Telecom Design, cultivent la discrétion mais viennent pourtant de lever 70 millions d'euros pour accélérer dans les objets connectés. Ils détaillent en exclusivité dans La Tribune leurs parcours, leurs ambitions et leur stratégie de croissance qui doit les amener à multiplier par cinq leur activité en cinq ans. "L'objectif n'est pas de brûler du cash mais d'accélérer un projet industriel déjà bien structuré, y compris par de la croissance externe", assurent les deux dirigeants qui, à 58 et 59 ans, n'ont pas exactement le profil du startupper lambda.
Bruno Maurel, 59 ans, et Philippe Maté, 58 ans, sont le directeur général et le président de Telecom Design qui vient de lever 70 millions d'euros auprès d'Andera Partners.
Bruno Maurel, 59 ans, et Philippe Maté, 58 ans, sont le directeur général et le président de Telecom Design qui vient de lever 70 millions d'euros auprès d'Andera Partners. (Crédits : Agence APPA)

LA TRIBUNE - Créée il y a très exactement 22 ans, Telecom Design est peu connue du grand public. Quelles sont les origines de cette entreprise ?

Philippe MATÉ, président - C'est d'abord l'histoire d'une rencontre entre les cinq fondateurs historiques de l'entreprise en mai 2000 avec des profils complémentaires d'ingénieurs et de business (lire l'encadré). On est partis dès le départ dans le domaine des terminaux mobiles et des objets connectés en développant successivement différents projets. Ce n'est que depuis le début des années 2020 qu'on se concentre à 100 % sur Telecom Design.

Bruno MAUREL, directeur général en charge du marketing et de la stratégie - Dès le départ, on est tous dans le même état d'esprit de lassitude vis-à-vis de nos postes de cadre : énergie perdue en interne, reporting, réunions sans fin, etc. On se lance donc dans la création d'entreprise pour profiter de l'arrivée en France des premiers ordinateurs portables et téléphones mobiles. On a alors l'intuition très forte que c'est le début de la fin de la séparation entre vie personnelle et vie professionnelle et que cela entraînera énormément de bouleversements et, surtout, de besoins de communication !

Quel est alors le positionnement de Telecom Design ?

Bruno MAUREL - On est au début des années 2000 et on sait à ce moment-là assez précisément ce qu'on veut faire : développer des technologies connectées à forte valeur ajoutée dans le secteur des télécoms pour se positionner soit sur des marchés de niches, très profondes, soit sur des marchés émergents. On conçoit, on design et on prototype tout ici, en Gironde, mais on sous-traite la fabrication en France puis, assez rapidement, en Chine. Cela pose les briques de notre stratégie qui est majoritairement BtoB, voire BtoBtoC, ce qui explique que nous ne soyons pas très connus du grand public. Pendant plusieurs années, Telecom Design va en réalité fonctionner comme un atelier de R&D pour développer différents projets.

Quels sont les principaux projets développés par Telecom Design ?

Bruno MAUREL - Il y a eu plusieurs outils BtoB successifs : on a développé la solution de télérelève de l'eau Homerider Systems avant de la céder à Veolia en 2009, puis l'outil de localisation GPS Kirrio que l'on cède à ViaMichelin en 2005 et, enfin, on met au point en 2007/2008 le Leyio, un objet connecté capable de transférer des données sans fil. On lève cinq millions d'euros à l'époque pour développer ce terminal très prometteur. Mais en 2010, on décide d'arrêter le projet Leyio, qui est balayé et atomisé par l'iPhone qui prend alors toute la lumière et rend inaudible toute concurrence. C'est à partir de là qu'on se concentre sur Telecom Design en capitalisant sur toutes ces expériences.

On comprend que l'on dispose d'un savoir-faire différenciant dans les objets connectés et le marché s'ouvre avec l'arrivée de Sigfox (entreprise toulousaine aujourd'hui en difficulté et rachetée par Unabiz il y a quelques jours, NDLR) ce qui nous a permis de pénétrer très rapidement certains marchés. On est en 2020 et on se positionne alors sur nos deux marchés actuels : la sécurité et le bien vieillir.

En chiffres


  • Créée en mai 2000 à Canéjan (Gironde) par cinq associés - Philippe Maté, Bruno Maurel, Didier Filhol, Eric Martin et Dominique Seze (décédé l'an dernier) - Telecom Design emploie 60 salariés. Son chiffre d'affaires est passé de 8 millions d'euros en 2016 à 50 millions d'euros en 2021 et les dirigeants visent 250 millions d'euros d'ici 2026. L'entreprise, qui vient de lever 70 millions d'euros auprès d'un pool mené par Andera Partners, conçoit des objets connectés. Elle est présente sur le marché de la sécurité (alarmes, détection d'incendie, localisation de véhicules, vidéosurveillance, qualité de l'air, etc.) et sur celui du bien vieillir à domicile via sa marque VitalBase (montres et bracelets connectés, téléconsultation, prévention des chutes, etc.). Avec déjà plus de dix millions d'objets connectés vendus en Europe depuis 2000, l'entreprise girondine espère en écouler deux millions supplémentaires rien qu'en 2022.

Ce sont deux marchés très concurrentiels. Qu'est-ce qui vous distingue de la concurrence ?

Bruno MAUREL - On a développé une vraie capacité à comprendre les besoins et les usages de nos clients et à déployer les bonnes solutions pour y répondre. On n'a pas connu que des succès mais on a toujours tissé des relations longues et collaboratives avec nos fournisseurs de technologies comme avec nos clients ce qui nous a souvent permis de gagner beaucoup de temps dans nos développements. Aujourd'hui, nos solutions connectées de sécurité sont distribuées par le leader européen Verisure (ex Securitas Direct) et nos objets connectés commercialisés par notre marque Vitalbase sont présents chez près de 60 assureurs ! Nos alarmes sont parmi les meilleures du marché, facilement pilotables et résistantes au brouillage, et, sur le bien vieillir, on touche des seniors plus jeunes avec des produits moins stigmatisants, très connectés, etc. Ce sont des marchés colossaux qui ne cessent de croître.

Philippe MATÉ - Je pense que nos parcours et nos expériences plaident aussi pour nous. Ensuite, la trajectoire de croissance de l'entreprise parle d'elle-même puisqu'on est passé de 8 à 50 millions d'euros de chiffre d'affaires en l'espace de cinq ans sur les deux marchés les plus porteurs de l'IoT. Beaucoup de concurrents dans les objets connectés ont végété ou ont même arrêté mais des acteurs comme nous, avec une entreprise rentable et un Ebitda qui passe de 10 % à 15 % sur la même période, finalement, il n'y en a pas tant que ça !

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Telecom Design

Philippe Maté et Bruno Maurel (crédits : Agence APPA).

Vous avez réussi à lever 70 millions d'euros il y a un mois auprès d'un pool mené par Andera Partners. Un montant record en Nouvelle-Aquitaine. Concrètement, à quoi vont servir ces fonds ?

Philippe MATÉ - D'abord à financer notre projet de développement industriel très ambitieux, notamment en accélérant sur le NB-IoT, le réseau LTE Cat-M (*) puis la 5G. On est aujourd'hui un peu plus de 60 salariés et on prévoit de grimper à plus de 90 personnes d'ici deux ans, notamment en renforçant les équipes marketing, R&D et industrielles avec des profils d'ingénieurs en électronique et systèmes embarqués, des développeurs full stack, des profils commerciaux, etc.

Bruno MAUREL - Parallèlement, comme on le fait depuis plusieurs années, on va dépenser au moins deux à trois millions d'euros de R&D par an pendant les six années qui viennent. On va aussi se développer en Europe au-delà de la France et de l'Espagne où nous sommes déjà présents. On va notamment aller installer des équipes en Angleterre et dans les pays nordiques.

Philippe MATÉ - Ces fonds vont aussi nous permettre d'envisager des acquisitions soit sur des technologies soit pour accélérer dans tel ou tel pays. On sera très opportuniste avec Andera Partners sur ces possibilités de croissance externe. Et, enfin, pour passer en quelques années de 50 millions à 250 millions d'euros de chiffre d'affaires, cela suppose d'importants besoins de trésorerie pour sécuriser et payer les composants et les matières premières. Aujourd'hui, pour se fournir en composants électroniques, c'est plus cher, plus long et ça demande beaucoup d'énergie et de trésorerie. Quand les composants sont disponibles, il faut les acheter cash !

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Avec une entreprise rentable et en croissance, avez-vous envisagé de vous passer d'une levée de fonds pour rester seuls maîtres à bord ?

Bruno MAUREL - On a examiné différentes options mais quand on regarde le schéma de croissance dans lequel on s'inscrit, il était indispensable d'aller chercher un partenaire d'envergure internationale avec des moyens conséquents. L'autre paramètre c'est qu'on a bientôt 60 ans et qu'on n'aura pas éternellement l'énergie suffisante pour mener ce projet d'entreprise qui sera probablement notre dernier. C'est aussi pour cela qu'on a souhaité accélérer maintenant et pas dans deux ans : parce qu'on veut en être et qu'on ne voulait surtout pas céder complètement l'entreprise pour que d'autres écrivent cette page à notre place !

Maintenant le but n'est pas de brûler le cash en deux ans ni de dormir. On vise le plafond des 100 millions d'euros de chiffre d'affaires d'ici deux ans puis ensuite la barre des 200 millions d'euros deux ans plus tard. En 2021, on est passé de 30 à 50 millions d'euros de chiffre d'affaires. Quand on regarde notre croissance ces dernières années, c'est une trajectoire à la Tesla (*) avec un projet industriel ambitieux ! Et on ne parle pas de petits volumes : on tourne à deux millions de produits vendus par an avec plusieurs centaines de milliers d'unités par produits.

Philippe MATÉ - On a un esprit startup mais avec un gros outil industriel. On n'est pas dans un schéma où on lève des fonds pour démarrer mais pour soutenir et accélérer un plan de développement industriel rentable. Cela nécessite de structurer les équipes et de réaliser des opérations de croissance externe pour grandir.

Telecom Design

Dans les ateliers de conception de Telecom Design, à Canéjan (crédits : Agence APPA).

Comment gérez-vous vos circuits d'approvisionnement dans le contexte géopolitique actuel ?

Philippe MATÉ - Depuis 2002, et comme la plupart des acteurs des télécoms, nous faisons tout fabriquer en Chine, dans la région de Shenzhen. Depuis peu, on a décidé de diversifier nos sources d'approvisionnement en sélectionnant un fournisseur basé en Hongrie qui nous permet d'avoir un outil de production européen. Cela apporte des garanties à nos clients et ça sécurise aussi les questions de transport.

Envisagez-vous d'internaliser tout ou partie de la fabrication de vos objets connectés ?

Philippe MATÉ - Non parce que ce sont deux métiers différents ! La fabrication suppose d'avoir une usine, des lignes de production, du personnel et de travailler avec des donneurs d'ordre. En ce qui nous concerne, la valeur ajoutée on ne la voit pas du tout là, on pense au contraire que pour être maître de notre valeur ajoutée il faut investir dans la R&D plutôt que dans l'outil industriel. C'est aussi plus flexible et donc plus sûr en cas de retournement de marché. Enfin, nos fournisseurs travaillent aussi pour d'autres clients et peuvent donc s'appuyer sur des économies d'échelles que nous serions incapables de générer en propre.

Bruno MAUREL - Pour l'instant, on a décidé d'internaliser uniquement les fonctions pour lesquelles il y a une très forte valeur ajoutée. Il y a deux raisons à cela : la captation de la valeur ajoutée intrinsèque mais, surtout et c'est beaucoup plus compliqué, notre capacité à maintenir et faire croître cette valeur ajoutée. Chaque fois qu'on a essayé d'internaliser des personnes de grande valeur sur des fonctions qu'on ne maîtrise pas complètement, les gens se sont étiolés puis sont partis. On préfère donc se concentrer sur ce qu'on sait faire : l'ingénierie, l'innovation, etc. Parce que dans ces domaines on sait qu'on pourra faire progresser nos collaborateurs et nous avec.

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(*) Le NB-IoT (narrow band internet of things) et le LTE Cat M sont des protocoles de communication radio et cellulaire dédiés aux réseaux étendus à faible consommation et à l'Internet des objets.

(*) Le constructeur automobile Tesla a vu son chiffre d'affaires grimper de 31,5 milliards de dollars à 53,8 milliards de dollars en 2021, soit une croissance de +71 %. De son côté, Telecom Design affiche une croissance de +66 % sur un an. Sur cinq ans, Telecom Design est à +525 % quand Tesla est à +668 %. Toutes proportions gardées, les trajectoires sont donc effectivement comparables.

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