"L'économie sociale et solidaire doit être intégrée à la fabrique de la ville"

INTERVIEW. A Bordeaux, l'incubateur d'innovation sociale Atis fête ses dix ans d'existence. D'un rôle précurseur en 2010, il s'est affirmé dans un paysage régional de l'économie sociale et solidaire (ESS) en plein essor et vient de sélectionner 12 nouveaux candidats. Dans un entretien à La Tribune, Elise Depecker, sa directrice depuis 2015, revient sur le rôle de l'innovation sociale, sur les défis actuels de l'ESS et sur le projet de foncière solidaire de Bordeaux Métropole.
Elsie Depecker dirige l'incubateur d'innovation sociale Atis depuis six ans.
Elsie Depecker dirige l'incubateur d'innovation sociale Atis depuis six ans. (Crédits : Agence APPA)

LA TRIBUNE - Atis vient de fêter ses dix ans d'existence. Avec le recul, comment définissez-vous l'innovation sociale et quel est le rôle d'Atis ?

ÉLISE DEPECKER - L'innovation sociale c'est une nouvelle manière de répondre à une problématique sociale ou environnementale existante ou émergente sur le territoire mais mal couverte par les dispositifs publics ou privés. Parmi les problèmes émergents on peut citer, par exemple, le vieillissement de la population en milieu rural, et parmi les problèmes structurels la question du chômage de longue durée qui est abordée par la démarche Territoire zéro chômeur. L'innovation sociale peut venir d'une collectivité locale, d'une entreprise petite ou grande, d'un collectif de citoyens ou de porteurs de projet. Atis se concentre plutôt sur l'accompagnement de ces entrepreneurs qui cherchent à apporter leurs propres réponses. Atis intervient en général très en amont, au stade de l'idée, pour la structurer. C'est, par exemple, la Fumainerie qui défend une vision de l'assainissement de demain autour des toilettes sèches qui marque une rupture ou le projet Habitat des Possibles sur l'habitat partagé en milieu rural.

Comment sélectionnez-vous les projets que vous accompagnez ?

Avec une double logique d'équilibre territorial et d'innovation sociale. En Gironde, où il y a beaucoup de projets entrants, on est particulièrement attentifs à ce que le projet soit distinctement nouveau dans sa réponse au besoin, sa manière de procéder et son mode d'organisation. La démarche ne doit pas forcément être inédite dans l'absolu mais sur le territoire. C'est par exemple le cas de la coopérative funéraire Syprès. On fonctionne aussi de manière inversée avec la Fabrique à Initiatives en identifiant une problématique avec un partenaire public ou privé et en cherchant des personnes ou des structures capables de porter le projet. C'est par exemple le cas de l'offre de conciergerie dédiée aux seniors qui a été confié à la Conciergerie Solidaire ou encore la Scic (société coopérative d'intérêt collectif) Loc'Halles Bio qui réunit aujourd'hui 70 agriculteurs bio de Gironde et Lot-et-Garonne.

Quelles sont les problématiques les plus fréquemment abordées ?

On constate une montée des projets relevant de l'économie circulaire, du réemploi et du zéro déchet, comme BoxEaty ; les questions liées à l'alimentation, à l'instar du projet de compagnon numérique pour les maraîchers en conversion bio développé par Elzeard ; et les démarches de proximité liées à la vie de quartier, au quotidien des gens. On rencontre aussi beaucoup d'initiatives nées d'une problématique personnelle ou familiale à laquelle le porteur de projet décidé de répondre parce qu'il ne trouve pas de solution existante.

Atis Innovation

Elise Depecker et une partie de l'équipe d'Atis (crédits : Agence APPA)

Concrètement, qu'est-ce que signifie le terme incubateur ou catalyseur en innovation sociale ?

Ce qu'on fait d'abord c'est d'aider à la structuration du projet, la vérification du besoin, la construction de l'offre de services, le renforcement de leur équipe, la construction du modèle économique et le lancement de l'activité. De manière à avancer significativement en douze mois. Par ailleurs, Atis ne finance pas les projets mais joue le rôle de tiers de confiance auprès des financeurs en amorçage tels que la Région Nouvelle-Aquitaine par exemple. Les entrepreneurs apprécient d'abord notre aide pour la structuration de leur projet et la connexion avec notre réseau qui est important et varié. A la sortie d'Atis, nos entreprises sont à 75 % sous forme associative et les autres sont des entreprises disposant de l'agrément Esus (entreprise solidaire d'utilité sociale).

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Dix ans après la création d'Atis, le contexte politique et sociétal est-il plus favorable à l'ESS, avec notamment des portefeuilles dédiés au gouvernement ou à la mairie de Bordeaux ?

Oui, le contexte a changé mais je lie davantage les progrès de l'ESS en Nouvelle-Aquitaine à la décision prise par la Région il y a six ans de déployer une vraie politique dédiée à l'ESS avec une direction, un règlement d'intervention et un portage politique. Cela a constitué un vrai tournant pour l'émergence de projets d'innovation sociale et d'ESS et, aujourd'hui, il y a des structures d'accompagnement déployées dans chaque département néo-aquitain. Mais, plus largement, il est aujourd'hui mieux reconnu que les entreprises de l'ESS produisent de la valeur sociale, environnementale et économique, même si ces entreprises étaient là depuis longtemps ! Désormais quand les élus élaborent leurs politiques, ils intègrent davantage l'ESS dans leur plan.

Par ailleurs, on constate aujourd'hui une appétence très forte de gens qui veulent entreprendre ou travailler dans l'ESS, en retrouvant du sens. On y trouve autant des cadres d'entreprises que de travailleurs ou éducateurs sociaux. Les deux profils veulent se lancer dans un projet entrepreneurial. Le point commun c'est que ce sont plutôt des gens aisés et diplômés ce qui signifie que le secteur reste trop élitiste. On est par ailleurs autour de 70 % de femmes parmi les porteurs de projets, probablement parce qu'on est sur des sujets sociétaux et que les femmes ont plus tendance que les hommes à se faire accompagner, notamment en amont.

Les dix ans d'Atis en chiffres :

  • 105 projets accompagnés en 2020 en Nouvelle-Aquitaine dont 50 nouvelles entrées de projets dans les programmes d'incubation et la Fabrique à Initiatives
  • Depuis 2010, 83 nouvelles activités à fort impact social ont vu le jour (+23 en 2020), soit 258 nouveaux emplois créés. 82 % sont toujours en activité
  • 280 entrepreneurs engagés composent la communauté Atis
  • 7 départements d'implantation en Nouvelle-Aquitaine

Avez-vous observé en 2020 un déclic post-confinement sur l'engagement ?

On a ressenti et constaté une hausse du nombre de gens venant nous voir mais avec des projets très embryonnaires, encore plus que d'habitude, qui manquent souvent d'ancrage et de consistance. Mais l'année 2020 a été marquée par des élections municipales à rallonge et la crise sanitaire qui a ralenti la concrétisation de beaucoup de projets parce que faire du réseau, monter des phases de test, rencontrer les gens, c'est plus compliqué avec le Covid. Mais les projets restent pertinents et il n'y a pas de défaillance à ce stade dans les projets que nous avons accompagnés par le passé. Face à cette hausse des demandes de l'ordre de 30 %, on n'a pas plus de capacités d'accompagnement donc on se montre un peu plus sélectif !

Les détracteurs de l'ESS dépeignent souvent un secteur sous perfusion d'argent public. Que leurs répondez-vous ?

Ça me fait plutôt sourire puisque l'économie en général est, elle-aussi, sous perfusion de dispositifs publics - marché, subventions ou fiscalité - tout particulièrement dans le contexte actuel. Alors soyons clairs : Atis accompagne des projets entrepreneuriaux qui ont vocation à trouver leur équilibre économique propre. La particularité d'un projet relevant de l'ESS c'est que très souvent ses clients ne sont pas ses bénéficiaires. C'est-à-dire que si vous créez un système de mode de garde pour femmes seules en horaires décalés, il y aura des tiers payeurs, dont des collectivités publiques comme le Département, pour que ce dispositif puisse bénéficier au public concerné. Mais c'est aussi ce modèle qui existe pour de nombreuses entreprises classiques notamment via les délégations de service public.

Elise Depecker Atis

Elise Depecker (crédits : Agence APPA)

Où en êtes-vous de vos travaux sur le projet de foncière solidaire pour les entreprises de l'ESS ? Et quelle place les acteurs de l'ESS doivent-ils occuper dans la manière de construire la ville ?

La phase de structuration technique est terminée, probablement autour d'une Société coopérative d'intérêt collectif (Scic) et nous attendons désormais une validation politique dans l'objectif de procéder à la levée de fonds en 2021 pour ensuite pouvoir démarrer. Nous aimerions porter un projet inspiré de l'initiative Terre de liens qui existe dans le monde agricole, en combinant une activité de foncière, une activité d'agence immobilière et une activité de conseil et d'accompagnement des promoteurs.

Le principal défi aujourd'hui c'est d'éviter de penser à l'ESS uniquement au dernier moment quand il y a besoin d'occuper un local en pied d'immeuble dont on ne sait pas quoi faire ! Parce que, trop souvent, ce local ne correspond ni aux besoins des habitants, ni à ceux des entrepreneurs de l'ESS. Cela veut dire que ce local a été mal pensé. Donc on se bat pour que l'ESS, au sens large du terme, soit intégrée dans la manière dont on fabrique et dont on pense la ville en termes de services de proximité et d'utilité sociale et environnementale pour les habitants. Et qu'elle le soit avec des modèles économiques où on paye nos loyers comme n'importe quelle autre entreprise !

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Êtes-vous entendue par les acteurs de l'immobilier ?

Il y a un changement de paradigme aussi chez les promoteurs immobiliers qui se posent enfin les bonnes questions sur la manière dont on construit les immeubles. Aujourd'hui, les gros acteurs du bâtiment aimeraient bien mettre une épicerie en pied d'immeuble mais ils ne savent pas forcément comment ça fonctionne et ce que ça nécessite. Les promoteurs cherchent des idées pour défendre leurs candidatures et certains, comme Vinci, viennent donc nous voir pour jouer le rôle d'intermédiaire avec une vision transversale. Prévoir des surfaces pour l'ESS ça ne veut rien dire en soit, puisque l'ESS c'est avant tout un mode d'entreprendre qui peut concerner tous les secteurs d'activité ou presque. Il faut donc penser le service en fonction de l'immeuble, de l'ilot, du quartier et des habitants. C'est par exemple le projet BAM en cours d'élaboration aux Bassins à flot Bordeaux. En réalité, se poser ces questions ça revient à penser la ville et son fonctionnement, pas seulement à penser l'ESS, qui n'est finalement qu'une réponse parmi d'autres.

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Quels sont les facteurs bloquants qui demeurent aujourd'hui pour les entrepreneurs de l'ESS ?

Il y a eu beaucoup de progrès sur les phases de détection et d'amorçage des projets de l'ESS, notamment grâce à Atis. En revanche, je pense qu'il y a encore beaucoup à faire pour les accompagner dans la phase d'après, celle de la croissance, de la structuration et du développement. Cette phase d'accélération qui n'est pas toujours évidente. L'autre enjeu, à mon sens, est aussi de mieux interconnecter les structures dédiées à l'ESS, comme Atis, avec les structures et dispositifs qui accompagnent les entreprises classiques et les attirent en Gironde et dans la région. J'insiste sur le fait que les sujets abordés par les entreprises de l'ESS concernent toutes les entreprises, quel que soit leur statut juridique. Il faut donc travailler et avancer ensemble.

Les entreprises de l'ESS jouent souvent la carte du territoire, des circuits courts, de la proximité. Est-ce qu'elles ont vocation à grandir et à se déployer au niveau national voire international à l'instar des startups ?

Non, pas forcément ! Mais en revanche, une entreprise de l'ESS qui fonctionne bien à Bordeaux peut, par exemple, se déployer à l'échelle du département ou de la région, c'est déjà un beau défi. Par ailleurs, il y a souvent des projets similaires dans d'autres villes ou territoires de France et l'un des enjeux est alors d'envisager des mutualisations, des rapprochements voire l'établissement d'une marque commune avec des économies d'échelles et une stratégie d'essaimage. Ce changement d'échelle est un vrai sujet et doit être déjà envisagé à l'échelle de la Nouvelle-Aquitaine qui est une très grande région.

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Les 12 nouveaux projets retenus par Atis

Cinq lauréats sont installés en Gironde :

  • La Ferme des Lilas fournira, sur le Sud-Gironde, des hébergements aux sans abris et des conditions d'accueil décentes aux saisonniers en développant le lien avec la nature et la culture.
  • Le projet Creuch vise la création de coops et d'épiceries digitales pour les territoires, afin de créer des commandes groupées d'artisans, de Scoop, de coopératives, tout en respectant le véritable circuit court.
  • La Cidrerie HIC proposera des boissons et produits à base de pommes plantées en Nouvelle-Aquitaine, dans une démarche d'économie circulaire et de zéro déchet, tout en favorisant l'insertion de personnes éloignées de l'emploi.
  • Le projet de lieu culturel multiforme à Castillon-la-Bataille intégrant un pôle mobilité, porté un collectif de citoyens.
  • Le Pivot permettra d'accompagner les entreprises dans leurs besoins et les aidera à construire durablement le lien avec les acteurs de l'insertion par l'activité économique sur le territoire

 Sept lauréats sont installés en Lot-et-Garonne :

  • Bokashine Cultivons une terre vivante, à La Plume : collecte de biodéchets organiques dans les établissements scolaires et redistribution de la matière vivante chez les maraîchers,
  • La Grange aux grains à Hameau de Mourrens et Sainte-Colombe-en-Bruilhois : création d'une ferme biologique et développement d'activités agricoles, artisanales et culturelles,
  • Les Créations d'Ingrid, à Saint Romain le Noble : rendre l'accès à une protection hygiénique périodique saine, écoresponsable et durable aux femmes à un prix raisonné ;
  • La Maison du vélo de Bougeons-nous 47, à Marmande : récupération, remise en état et prêts de vélos, collecte de biodéchets à vélos, livraison de paniers, formation/qualification métiers du vélo, fabrication de remorques cargo, apprentissage du vélo
  • La librairie Libellule, à Marmande : Participation et/ou organisation de manifestations autour du livre, vente de livres et de papeterie, services de proximité et café associatif
  • La Vieille école, à Bourgougnague : investir une ancienne école communale en milieu rural pour y créer un tiers lieu favorisant les liens inter-acteurs pour une transition écologique inclusive
  • L'Amicale de l'Obsolescence Déprogrammée (AOD), à Blanquefort sur Briolance, veut créer une recyclerie-ressourcerie.

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Commentaire 1
à écrit le 04/03/2021 à 15:29
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L'avenir de la ville est de devenir un village car sa destination n'est plus de concentrer une main d’œuvre autour des industries mais autour d'une agriculture!

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