"Sans accompagnement, les marketplaces locales risquent de ne pas servir à grand chose"

Alors que les plateformes locales et régionales de vente en ligne se multiplient avec le reconfinement, David Eymé et François-Luc Moraud, respectivement président et chargé de mission du Club du commerce connecté de Digital Aquitaine, mettent en garde contre le solutionnisme technologique. Pour lever les freins à la transformation numérique, qui restent importants et nombreux, ils préconisent un réel accompagnement humain de chaque commerçant ou presque.
David Eymé et François-Luc Moraud sont respectivement président et chargé de mission du Club commerce connecté de Digital Aquitaine.
David Eymé et François-Luc Moraud sont respectivement président et chargé de mission du Club commerce connecté de Digital Aquitaine. (Crédits : François Luc Moraud / David Eymé)

LA TRIBUNE - Plus de huit Français sur dix achètent sur internet mais moins d'un petit commerce sur trois dispose d'un site internet. Sans aller jusqu'au e-commerce, ils sont quand même nombreux à disposer d'une présence en ligne sur tel ou tel réseau social. Est-ce qu'on part vraiment de zéro ?

DAVID EYMÉ - Oui et non, ça dépend énormément des secteurs d'activité et de la génération du commerçant. Les restaurateurs s'y sont beaucoup mis à la fois par choix et par contrainte. Mais concrètement, et sans même parler de site marchand, ce que l'on a constaté à la sortie du premier confinement, c'est que beaucoup de commerçants n'avaient même pas le début d'un fichier clients. Ils étaient donc dans l'incapacité de contacter leur propre clientèle, y compris pour les prévenir, par exemple, des possibilités de click and collect (commande en ligne, retrait en magasin). Et malheureusement, six mois plus tard, avec ce reconfinement, on en est exactement au même point avec les mêmes conséquences néfastes.

LA TRIBUNE -  Pour y remédier, les aides financières et techniques mais aussi les plateformes de vente en ligne locales ou régionales se multiplient. Comment analysez-vous cette effervescence ?

DE - Tout le monde s'affole un petit peu et fait des annonces parce qu'il y a urgence avec le reconfinement ! Mais le problème c'est que ça ne répond pas forcément aux vrais besoins des commerçants. Les marketplaces [place de marché en ligne] c'est très bien mais ça pose beaucoup d'autres problèmes, notamment de fracture numérique. Il y a des commerçants qui sont très avancés sur leur présence en ligne - offre, commande, paiement, livraison, etc. - et il y en a d'autres pour qui c'est un sujet encore très compliqué pour de multiples raisons. Ce sont les commerçants de cette deuxième catégorie qui sont évidemment les plus touchés par le reconfinement parce que quand leur boutique ferme, il ne se passe plus rien du tout. Et le risque est de voir ces commerçants, qui en ont le plus besoin, restés esseulés face à ces plateformes. En résumé, la marketplace n'est qu'un support numérique et, sans accompagnement au cas par cas ou presque, elle risque de ne pas servir à grande chose.

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De l'autre côté, les consommateurs se rendront-ils sur ces multiples plateformes locales parfois presque concurrentes les unes des autres ?

DE - C'est bien là l'autre enjeu de cet outil ! Dans le commerce, le plus important c'est bien sûr l'emplacement : si on a une très belle boutique mais sans personne qui passe devant, ça ne génèrera pas de vente. C'est pareil sur internet. La vraie question c'est donc de savoir si toutes ces nouvelles plateformes ont la capacité à attirer des acheteurs et donc à apporter de la visibilité aux commerçants qui viendraient dessus. L'enjeu finalement est peut-être de s'interroger sur la pertinence d'avoir cinquante plateformes territoriales dispersées au lieu d'un nombre plus restreint mais proposant des offres plus solides et attractives. Est-ce que ces multiples plateformes survivront à la période d'urgence actuelle ? Est-ce qu'elles seront capables de drainer un trafic suffisant dans les semaines qui viennent face aux acteurs classiques du e-commerce ? Est-ce que les consommateurs se montreront suffisamment patriotes ? On aura quelques éléments de réponse dans six mois.

FRANÇOIS-LUC MORAUD - Cela pose la question du moyen et long terme dans lequel le Club commerce connecté cherche à s'inscrire. Il y a cinq ans, la question des marketplaces était déjà relativement ancienne et les obstacles actuels étaient déjà présents. Parce qu'une place de marché en ligne ne fonctionne pas seule, elle nécessite des compétences importantes dans le numérique, la logistique, la collecte des données, la fidélisation, etc. Il faut donc être très vigilant sur le solutionnisme lié au seul outil de la marketplace.

Concrètement, à partir du retour d'expérience de l'opération "Connecte un commerçant", réalisée en 2017/2018 lors des travaux du tram D, quels sont les obstacles qu'un vendeur de chaussure lambda rencontre quand il cherche à mettre un pied dans le e-commerce ?

DE - En réalité, c'est toute une série de petits obstacles. D'abord c'est la partie technique qui, suivant le niveau de maturité numérique, peut soulever beaucoup de difficultés : est-ce qu'on a un catalogue de ses produits à jour, au bon format, avec des photos ? Est-ce qu'on est capable d'avoir une connaissance et une gestion en temps réel des stocks ? Parce que si on a trois paires de tel modèle en taille 38 et que la mise à jour des stocks est hebdomadaire, alors peut-être que ces paires sont vendues. Si elles sont mises en avant sur le site et commandées, il y aura un effet déceptif et contre-productif. Dans ces conditions, comment hiérarchiser la vente en boutique ou en ligne ?

Il y a également l'enjeu de l'immédiateté qui est à la fois l'avantage et l'inconvénient d'internet. La personne qui commande veut acheter son produit tout de suite mais le commerçant, dans sa boutique, aura souvent besoin d'un délai pour valider, confirmer et expédier la commande parce que sa priorité sera de gérer la personne dans le magasin. Et les retours sur expérience montrent que ce facteur temps peut-être un vrai problème avec des commerçants qui doivent valider les commandes le soir, c'est-à-dire en travaillant encore davantage, mais qui doivent quand même gérer les expéditions au fil de leur journée, etc. Au total, une vente qui prend dix minutes à gérer en boutique peut facilement nécessiter plus d'une heure de travail lorsqu'elle se fait en ligne ! Il y a donc toute une mécanique à penser et à articuler. Et ensuite il faut encore assurer les retours, le service après-vente, la fidélisation des clients, etc.

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D'autant que les marketplaces, qu'elles soient locales ou mondiales, démultiplient aussi la concurrence frontale...

DE - Oui, tout à fait, il faut donc être vigilant sur cette dimension concurrentielle puisque sur une marketplace on n'est plus seulement face aux commerces du quartier mais face à des concurrents de toute la ville, de toute la région voire bien au-delà et avec des moyens et des profils très différents. Et ça change beaucoup de choses parce que, dans son offre, un commerçant a toujours des produits sur lesquels il est bien placé en termes de prix et d'autres où il ne l'est pas. Il y a donc des stratégies intelligentes à déployer, par exemple, en utilisant les outils numériques d'abord pour gagner de la visibilité sur les 20 % de produits qui génèrent 80 % de l'activité ou sur les produits où on est le mieux placé.

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Quelles solutions peut-on envisager pour surmonter ces obstacles ?

DE - D'un côté, il faut une vraie animation commerciale de ces marketplaces pour attirer du trafic et, de l'autre, il faut un réel accompagnement humain de chaque commerçant, en fonction de son profil, de ses compétences et de ses attentes. Sans cela ces plateformes auront du mal à fonctionner. Et il y a probablement aussi un enjeu de rationalisation parce que ce qui fait la force des places de marché traditionnelles c'est précisément l'offre pléthorique qu'on y trouve. Pour nous au Club commerce connecté, l'enjeu est donc de s'assurer que ces transformations numériques s'inscrivent dans la durée, au-delà de l'urgence actuelle, pour bénéficier à moyen terme aux commerçants qui passeront cette deuxième vague.

FLM - Oui, il faut être très vigilant sur cette approche territoriale qui est, finalement, l'antithèse des offres de type Amazon dont la nature même est de proposer une offre très abondante. Parler d'un Amazon local est complètement contradictoire, c'est un oxymore. Dans ces conditions, est-ce que monsieur tout le monde ira sur ces plateformes pour consommer chez un commerçant local mais qu'il ne connaît pas directement ? Je ne sais pas... Il y a donc une ligne de crête à trouver pour mutualiser de la visibilité, des animations, de la logistique, etc... Mais tout en conservant un lien de proximité, un côté terroir, et en étant capable de proposer une offre attractive en quantité, en qualité et en termes de promotions.

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Un appel à manifestation d'intérêt de la Région Nouvelle-Aquitaine

Le conseil régional a lancé le 4 novembre dernier un appel à manifestation d'intérêt jusqu'au 31 mars 2021 pour identifier des initiatives de places marchés locales ou territoriales en phase de création ou de développement. mais aussi des places de marché sectorielles propres à une filière économique ou un savoir-faire d'excellence.  "Qu'elles soient sectorielles, c'est-à-dire émanant de regroupements d'entreprises représentatives de filières, ou locales/territoriales, émanant d'initiatives publiques, la Région Nouvelle-Aquitaine souhaite soutenir l'émergence et le développement de places de marchés. En effet, elle souhaite garantir aux commerçants et artisans une autre source de chiffre d'affaires et une meilleure visibilité en ligne", indique ainsi la collectivité régionale.

Pour être éligible, la place de marché doit non seulement présenter une offre "produit" issue de plusieurs vendeurs, mais aussi proposer la commande, le paiement et une solution pour disposer du produit (livraison, plateforme de centralisation, etc) ainsi qu'une offre de formation à l'utilisation de la plateforme. L'aide régionale prend la forme d'une subvention de 50 % maximum des dépenses éligibles, dans la limite d'un plafond de 50 000 euros.

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