Fabrice Carré, Bordeaux Games : "Le jeu vidéo connaît des révolutions tous les 2 ou 3 ans"

Bordeaux Games, association qui fédère les acteurs du jeu vidéo en Nouvelle-Aquitaine, vient de fêter ses dix ans d’existence. L’occasion de revenir avec Fabrice Carré, gérant de Shinypix, studio indépendant de développement et d'édition de jeux mobile, et président de Bordeaux Games, sur le rôle de l’association et de dresser un bilan de santé de l’écosystème des jeux vidéo dans la région.
Fabrice Carré, gérant de Shinypix, studio indépendant de développement et d'édition de jeux mobile, est le président de Bordeaux Games.

Le contexte. Dès 90, Bordeaux tient son rang dans l'économie du jeu vidéo avec des acteurs puissants comme Kalisto, à l'époque champion français du jeu vidéo ou encore In Fusio, spécialisé dans les jeux vidéo sur téléphone portable. Mais après une croissance aussi exponentielle que fulgurante, Kalisto est mise au tapis dans les années 2000. De ses cendres naitront Asobo Studio, créateur de jeux pour Pixar et Walt Disney, AtOnce Technologies, BeTomorrow, pionnière du jeu vidéo sur smartphones, SC2X et son studio Mad Monkey et Solid Game. Désireux de réunir les acteurs du jeu vidéo en Nouvelle-Aquitaine et de mieux coexister, ces anciens de la défunte Kalisto, créent alors Bordeaux Games en 2007.
Le marché du jeu vidéo a dépassé en 2016 son record historique, en atteignant 3,46 milliards d'euros sur les ventes de matériel et de jeux en France, selon le Syndicat des éditeurs de logiciel de loisirs. Avec plus de 49 acteurs économiques dont des entreprises locomotives dans le monde du jeu vidéo, la Nouvelle-Aquitaine tire son épingle du jeu sur l'échiquier national. Elle détient le plus grand nombre de studios de développement derrière Paris, Montpellier, Lille et Lyon.

Entretien avec Fabrice Carré

Quel est le rôle de Bordeaux Games au sein de l'écosystème du jeu vidéo ?

"Nous mettons en relation une trentaine d'adhérents : entrepreneurs et acteurs du jeux vidéo. Ils se réunissent pour des communautés d'intérêt, pour mutualiser leurs besoins et leurs ressources, pour se donner plus de visibilité et favoriser des actions communes comme des sessions de tests ou des salons. Le rôle principal de Bordeaux Games est avant tout le développement économique de la filière. Nous accueillons en majorité des développeurs, à l'image de l'écosystème spécifique de Bordeaux, qui historiquement se situe davantage du côté de la production.

Comment se porte l'industrie du jeu sur le territoire bordelais ? Quel bilan dressez-vous de ces 10 ans ?

"Bien mieux qu'il y a quelques années ! Le paysage a beaucoup changé, la région s'est agrandie, elle est encore plus attractive. Le jeu vidéo se démocratise, c'est devenu un fait culturel et sociétal. L'intérêt pour la filière augmente. La professionnalisation du secteur est toujours plus importante et le territoire regorge de très bonnes écoles et formations. Il y a dix ans, le jeu sur mobile n'existait pas, nous  développions beaucoup sur console. Aujourd'hui la tendance est à la dématérialisation. En 2016, plus de 70 % des revenus du marché du jeu vidéo étaient issus de la dématérialisation de la distribution et des pratiques en ligne et cette tendance s'accentue. Cela enlève quelques barrières dans la distribution et ça a favorisé l'arrivée de nouveaux acteurs et de produits (les jeux « indépendants » par exemple) sur le marché, donc de nouveaux partenariats en perspective pour Bordeaux Games."

Selon le SNJV, plus de la moitié des entreprises du secteur ont moins de cinq ans, le secteur reste donc fragile...

"Nous sommes dans une logique d'offre, c'est le public qui décide du succès de tel ou tel jeu. Or même les petits jeux coûtent assez cher à produire. Si un jeu ne marche pas, soit le studio s'adapte, se met à faire des projets de sous-traitance ou relance une autre production s'il le peut, soit il disparaît. Pendant longtemps, il nous a fallu expliquer aux collectivités et à nos partenaires pourquoi notre association avait du mal à grossir. Dans le jeu vidéo il y a un fort taux de mortalité et énormément de turnover. Comparé à l'audiovisuel, nous n'avons pas de revenus garantis liés à la diffusion ni de produits dérivés de deuxième vie comme les DVD ou la VOD, et nous avons très peu d'aide de type subventions. La bonne nouvelle c'est que, cette année, la Région Nouvelle-Aquitaine se positionne pour le secteur et a décidé de mettre en place un outil d'aide à la production de jeu vidéo, une annonce officielle sera bientôt faite dans ce sens. C'est un très bon début !"

Bordeaux a une très bonne réputation en matière de numérique, mais n'est-elle pas un nain vis-à-vis du marché planétaire ?

"Oui la réputation de Bordeaux est bonne dans le numérique et dans le jeu vidéo en particulier, mais vous avez raison nous sommes un nain au niveau international et nous avons le souhait et l'obligation de toujours jouer collectif pour notre secteur.
Pendant longtemps la France a été menacée de disparaître de la carte des pays qui comptent en matière de jeu vidéo. Notre légitimité en termes de compétences techniques et artistiques s'effritait, nous perdions nos talents et notre compétitivité. Nous nous faisions dépasser par des pays plus actifs comme la Corée du Sud, ou par le Japon et les Etats-Unis qui ont à la fois de plus grands marchés intérieurs et des acteurs plus hauts placés dans la chaîne de valeur, comme les constructeurs de consoles.
Avec cet épisode et ces menaces en tête, nous ne pouvons pas jouer la carte de Bordeaux contre Nantes, Paris, Lyon ou Lille ! Nous jouons la carte de la France par rapport au reste du monde et nous essayons de défendre le jeu made in France collectivement pour qu'il continue d'exister avec toutes ses spécificités. L'association et la marque Le Game symbolisent ces efforts pour la promotion du jeu vidéo français. Le SNJV (Syndicat national du jeu vidéo) quant à lui est un acteur très important dans le domaine juridique, législatif et politique, qui permet de créer ou de préserver certains outils comme le crédit d'impôt jeu vidéo, indispensable pour rester dans la course par rapport à d'autres pays comme le Canada.
Les associations régionales comme Bordeaux Games ont donc dans ce schéma un rôle évident de développement économique local, et nous nous synchronisons avec nos pairs via Le Game et le SNJV pour les logiques nationales et internationales."

Quelles actions mettez-vous en place pour que l'industrie du jeu en Nouvelle-Aquitaine reste visible sur la scène nationale ou internationale ?

"Bordeaux Games travaille beaucoup en réseau et est partenaire d'un certain nombre d'événements sur le territoire. En mars dernier, au Palais des congrès, avait lieu le Cartoon Movie, qui réunit des acteurs européens du film d'animations. Beaucoup de décideurs européens étaient présents pour faire du business. La région, le pôle image Magelis à Angoulême et d'autres acteurs bordelais comme le Cats ont effectué un travail colossal pour faire venir un salon européen de cette ampleur à Bordeaux. Nous y étions présents sur la partie jeu vidéo cartoon game and app qui mettait en avant les jeux dérivés et les produits transmédia. C'est un bel exemple de ce que nous sommes capables de réaliser lorsque nous nous associons tous ensemble.

Lire aussi : Comment Cartoon Movie booste le film d'animation en Europe

Nous sommes aussi partenaires du Indie Game Factory (IGF) tenu dans le cadre du salon Animasia organisé par Lenno, qui réunit les studios et les écoles pour favoriser les rencontres et présenter leurs projets au grand public et aux joueurs, mais aussi à un public professionnel international comme des acteurs indiens l'an dernier. L'e-sport est un domaine qui prend également une place de plus en plus importante dans le monde du jeu vidéo avec en France un marché estimé à 50 millions de dollars. Pour la première fois cette année, l'ESWC (eSports World Convention), événement qui regroupe les meilleurs joueurs du monde dans le cadre de tournois de jeu vidéo, organisera son édition d'été le 1er et 2 juillet au Palais des congrès à Bordeaux. Bordeaux Games y sera visible et organisera des tournois avec des jeux locaux avec l'aide de l'AB2G, l'Association bordelaise des geeks et des gamers, qui regroupe des joueurs passionnés proches de devenir pro dans le domaine.
Enfin il est intéressant de citer le salon VEF (VideoGame Economic Forum) organisé par Magelis en mai chaque année à Angoulême avec des partenaires comme le CNC, le SNJV, Angoulême JV et Bordeaux Games qui parle des problématiques spécifiques de financement de jeux vidéo et qui donne aussi une bonne visibilité à la région.
La région est donc dans une très bonne dynamique et les divers salons organisés dans le domaine en témoignent."

L'arrivée d'Ubisoft  a fait du bien à l'écosystème bordelais ?

"Oui énormément et nous sommes du coup beaucoup plus sollicités ! Ce poids lourd a tout de suite tissé des relations étroites avec les écoles et va embaucher beaucoup de personnes. Auparavant nous prêchions un peu dans le désert et la filière était parfois considérée comme mineure. Au niveau des collectivités locales, cette arrivée a suscité un regain d'intérêt pour tout le secteur. La région est plus encline à développer l'écosystème. C'est aussi une très bonne nouvelle sur le plan national ; Ubisoft a monté de nombreux studios à l'étranger ces dernières années, et ne l'avait plus fait en France depuis longtemps ! Cela renforce considérablement notre légitimité dans le secteur."

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Bordeaux est capable de former les plus grands professionnels du secteur, mais beaucoup de ces talents émigrent à l'étranger...

"Il existe un réseau d'écoles et de formations de très grande qualité sur tout le territoire. C'était d'ailleurs l'un des principaux critères de sélection d'Ubisoft dans son choix d'implantation. Longtemps les professionnels français ont été embauchés par de gros studios à l'étranger. Cela pose débat parce que nous payons collectivement des formations et des profils extrêmement intéressants partent à l'étranger. Pour éviter cela, il faut agir en réseau dans la durée, jouer la carte du collectif et se structurer pour rester attractif et compétitif vis à vis des acteurs internationaux. La French Tech va dans la bonne direction. Dans le cinéma d'animation, le film à succès "Moi, Moche et Méchant", réalisé par le studio français Illumination Mac Guff, est un bel exemple de renversement de vapeur. Il a été entièrement réalisé en France et a mobilisé plus de 500 personnes. C'est une volonté américaine de faire un tel blockbuster en France avec des talents français. Du côté des startups dans le numérique ou dans le médical nous trouvons aussi de tels exemples qui justifient le combat de tous les acteurs publics et privés qui ne baissent pas les bras pour renforcer l'attractivité de la France."

Comment imaginez-vous le futur du jeu vidéo ?

"J'ai une vision très positive. Loin des stéréotypes de l'ado scotché à son écran, s'abîmant les yeux sur sa console, il se trouve que le joueur français moyen est une femme d'une quarantaine d'années ! Nous commençons aussi à avoir des décideurs qui ont été joueurs plus jeunes et qui ont un regard différent sur notre secteur. Nous ne sommes plus dans la dénonciation stérile de la part de la génération précédente pour qui les jeux vidéo étaient des jeux sans intérêt proches du sac de billes pour les enfants. Aujourd'hui le secteur est abordé avec davantage de bienveillance, l'écosystème, à forte dimension culturelle et économique, pèse très lourd au niveau national et mondial.
Je vois aussi notre futur avec encore beaucoup d'innovations à venir. Dans le cinéma, les principales révolutions ont été celles du noir et blanc à la couleur, du muet au parlant et tout ça s'est fait au début du XXe siècle. Dans le jeu vidéo ce genre de révolution nous en avons encore tous les 2 ou 3 ans... Nous avons connu pas mal de ruptures, l'essor des jeux mobiles et des jeux sociaux sur Facebook, la réalité virtuelle et augmentée et l'approche transmédia. Ce ne sont que les prémices ! A cheval entre le numérique et la culture, le domaine des jeux vidéo a l'avantage de ne pas être en concurrence avec d'autres sources de loisirs car faisant partie intégrante de la pop culture. C'est un moyen complémentaire et novateur de proposer des expériences interactives, de raconter des histoires et de divertir les gens. Lorsqu'on commence à le mélanger avec d'autres sources d'inspiration, d'autres métiers et d'autres personnes créatives, cela donne lieu à des choses extraordinaires. Ces synergies qui se créent avec d'autres médias, c'est très excitant !"

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