Vins de Bordeaux : le CIVB crée le malaise en suspendant la cotation des vins en vrac

ANALYSE. En suspendant la cotation des cours des vins vendus en vrac sur le marché bordelais, le Conseil interprofessionnel du vin de Bordeaux (CIVB) a peut-être allumé une mèche de trop dans une atmosphère explosive. Car la suspension de ces cours pénalise de très nombreux viticulteurs producteurs de vrac déjà en difficulté, qui n'ont désormais plus aucun repère fiable sur l'évolution des prix. Une situation nouvelle contre laquelle les courtiers assermentés, qui valident les cours, ont décidé de réagir fermement. (Réactualisé le 15/11/2022 : le CIVB fait savoir qu'il est d'accord avec l'arrachage définitif de vigne à condition que les sols ne soient pas artificialisés)
Avec la crise du vignoble bordelais, miné par une baisse de la consommation, les cuves de vin vendu en vrac ont du mal à se vider.
Avec la crise du vignoble bordelais, miné par une baisse de la consommation, les cuves de vin vendu en vrac ont du mal à se vider. (Crédits : Appa)

La suspension de la cotation des cours des vins de Bordeaux vendus en vrac, discrètement annoncée dans la lettre d'information réservée aux adhérents du Conseil interprofessionnel du vin de Bordeaux (CIVB), et révélée le 8 novembre par la Confédération paysanne de Gironde est un véritable coup de tonnerre, qui vient confirmer la gravité de la crise que connait une partie importante du vignoble bordelais.

"La suspension des cotations des ventes sur le marché du vrac par le CIVB est inadmissible ! Car pour nous aussi ces cotations sont indispensables !", fait savoir à La Tribune ce courtier de marchandises assermenté et très remonté, qui préfère garder l'anonymat.

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En matière de cotation des cours sur le marché du vin en vrac, les courtiers assermentés sont un peu les gardiens du temple. C'est ainsi que la publication de la cotation des prix du tonneau de vin pour toutes les appellations en Bordeaux est rendue sûre après sa validation par le Conseil national des courtiers de marchandises assermentés près les cours d'Appel (CNCMA), qui signe l'édition de ce type de tableau de son nom et de son sceau.

Le rôle important des cotations sur le marché du vrac

"La plupart des transactions sur le marché du vrac, qui concernent toutes les appellations du vignoble, passent par le CIVB, qui dispose de la totalité des informations et se trouve en mesure de faire les moyennes des prix de vente. C'est ainsi que sont réalisées les cotations. Ces dernières sont indispensables pour savoir à quoi s'en tenir en matière d'évolution des prix, de façon transparente.

D'autant qu'elles servent aussi à établir le montant des fermages. Tous les viticulteurs à la retraite ou retirés de cette activité viticole, qui louent leurs terres en fermage à des vignerons actifs, ont absolument besoin de connaître la valeur des cotations sur le marché du vrac, pour y voir plus clair sur les conditions du fermage", continue à décrypter pour La Tribune ce même courtier assermenté.

Le marché du vrac, qui représente 40 % des transactions en volume (soit près de 1,7 million d'hectos sur les 4,2 millions d'hectos vendus en 2021) sur les vins de Bordeaux, n'est pas réservé à des domaines de dernière catégorie. Il balaie au contraire tout le spectre de la production AOC (appellation d'origine contrôlée) du vignoble en Bordeaux : du Bordeaux rouge (Bordeaux), au Saint-Estèphe (Médoc et Graves), en passant par les Saint-Emilion grands crus (Libournais) ou encore les Barsac/Sauternes (blancs doux).

Être certain que les chiffres sont les bons

Pas de baril ou de boisseau sur ce marché du vin en vrac puisque les cotations suivent l'évolution tarifaire du tonneau, qui a une contenance standard de 900 litres. Le CIVB explique avoir pris sa décision de suspendre les cotations à cause de la faiblesse actuelle du marché du vrac et de la chute du nombre de transactions hebdomadaires. Pour faire court, l'interprofession estime que continuer à communiquer chaque semaine sur un nombre trop faible de ventes, dans un marché globalement en perte de vitesse, ne rend pas service au vignoble dont l'image pourrait être ternie par les mauvais chiffres du vrac. Un point de vue qui ne contrarie pas que les courtiers. D'où l'accusation lancée par la Confédération paysanne, qui accuse le CIVB de vouloir "casser le thermomètre".

Il sème aussi le trouble chez les vignerons qui font du vrac depuis toujours et pour lesquels la cotation est un repère.

"C'est important d'avoir une référence, un point de repère indiscutable, pour savoir ce qu'il faut penser des prix. Parce que sans ça, on n'est pas à l'abri de tomber sur un courtier qui pourrait ne pas donner les bons chiffres", prévient Didier Gélabert, propriétaire du château Quillet-Gélabert, un domaine de 30 hectares qui produit du bordeaux en vrac près de Sauveterre-de-Guyenne (Entre-Deux-Mers).

Pour lui l'intervention des courtiers assermentés est une assurance, la garantie de savoir ce qui se passe exactement du côté des prix.

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Château Quillet-Gélabert a perdu 80 % de son chiffre d'affaires

Un domaine tarifaire du vrac aujourd'hui dévasté par une crise qui dure pour ce viticulteur depuis trois longues années.

"Le marché va très très mal. Il faut que l'Etat fasse quelque chose. J'ai toujours été vraqueur. Le courtier passe à la maison, il prend le vin pour l'embouteiller et jusqu'ici ça se passait très bien. Il y a 20-30 ans les négociants achetaient la production à l'avance. Cette époque est bien finie. Pour que vous compreniez bien la situation, sachez que depuis 2020 mon exploitation a perdu 80 % de son chiffre d'affaires ! J'ai les cuves pleines de vin. Ces dernières années on vendait mal, mais là on ne vend plus rien du tout ! Nous on est dans la merde et il faut que tout le monde le sache !", martèle Didier Gélabert, qui a vu son chiffre d'affaires s'effondrer de 150.000 à 30.000 euros depuis 2019.

Didier Gélabert est l'un de ces très nombreux petits "vraqueurs" du vignoble, dont la situation témoigne de l'impitoyable progression d'une crise sans remède depuis plusieurs années. De très petits opérateurs qui survivent désormais dans l'ombre des géants bordelais du marché du vrac que sont par exemple les groupes Castel (numéro deux mondial du vin), avec sa marque Baron de Lestac, qui est tout à la fois producteur, négociant et distributeur, ou encore la Maison Johanès Boubée (Carrefour), qui achète de très grandes quantités.

650 euros le tonneau en 2022 contre 800 en 2008 : bombe à retardement ?

"Pour le CIVB, le plan se déroule exactement comme prévu : on continue dans le déni", grince avec une dose d'humour noir Dominique Techer, porte-parole de la Confédération paysanne de la Gironde et cogérant du château Gombaude-Guillot, en Pomerol, qui produit en bio.

Pour ce syndicaliste et producteur paysan, l'annonce de l'arrêt des cotations des bordeaux vendus en vrac est une erreur stratégique de plus à mettre au compte du CIVB, avec lequel il n'a jamais été tendre.

"Le tonneau de bordeaux rouge AOC en vrac se vend désormais à 650/700 euros le tonneau, soit entre 72 et 77 centimes le litre ! Quand on arrive à le vendre ! Le prix du vrac au tonneau en 2008 c'était 800 euros... Et là on est à moins de 700 euros alors que les coûts de production ont flambé de +30 % ! En temps normal, il faudrait vendre le tonneau autour de 1.200 à 1.300 euros pour que les vignerons puissent vivre décemment de leur travail ! Cette situation de crise fait qu'il y a de plus en plus d'entreprises viticoles zombies et qu'on se demande bien comment elles arrivent à vivre", déroule implacablement Dominique Techer, qui évoque un fort recul quant au financement bancaire à court terme des exploitations viticoles girondines.

La contre-attaque des courtiers s'organise, le CIVB infléchit son approche

Avec la pandémie de Covid-19 et les nombreuses aides financières qui ont été mises sur la table par le gouvernement, sans compter des dispositifs plus classiques, le porte-parole de la Confédération paysanne estime que les viticulteurs qui sont au plus mal, et de nombreux autres qui auraient pu se retrouver en difficulté, se sont en quelque sorte faits anesthésier mais que leur réveil ne devrait plus tarder et qu'il pourrait s'avérer très violent étant donnée l'intensité de la crise.

Le syndicaliste est un partisan de l'arrachage définitif, l'option rejetée le 11 juillet dernier par Allan Sichel, issu des rangs du négoce, lors de son discours de nouveau président du CIVB. Même si ce 15 novembre le CIVB a tenu à faire savoir à La Tribune, qu'Allan Sichel n'a pas été bien compris lors de son discours d'investiture et qu'il n'est pas opposé à l'arrachage définitif de parcelles de vigne, à condition que les sols ainsi libérés ne soient pas artificialisés. Le CIVB fait aussi savoir qu'il soutient l'arrachage définitif de 10.000 hectares de vigne avec une prime à l'hectare financée par l'Union européenne. Dossier qui serait à l'instruction à la préfecture de la Gironde.

"Il faut arracher 15.000 hectares à 10.000 euros, voire 30.000 hectares : ça fait entre 150 et 300 millions d'euros. C'est ce qu'il faut pour rééquilibrer le marché et c'est rien à côté de ce qui nous attend si tout explose dans le vignoble. Quand je vois qu'on parle de 14 milliards d'euros pour le Grand projet ferroviaire du Sud-Ouest (GPSO) et que personne ne pense à éteindre l'incendie qui est en train de prendre dans le vignoble, ça me donne le vertige", alerte de son côté Dominique Techer.

Réunis en cession extraordinaire en ce lundi 14 novembre, les courtiers du CNCMA ont décidé de contre-attaquer.

"Le CIVB nous interdit de publier, comme nous le faisons d'habitude, le relevé des cours du vrac dans la presse. Nous allons donc tenter d'élaborer notre propre tableau et de le mettre en ligne sur notre portail, car les viticulteurs n'arrêtent plus de nous appeler", éclaire ce courtier assermenté.

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Commentaires 2
à écrit le 15/11/2022 à 11:38
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Il faut lire "Terres rares" de Jean Tuan chez C.L.C. Éditions. L'auteur sous forme de fiction policière évoque comment de prestigieux domaines viticoles sont achetés par de riches chinois et sont la cause de drames. Disponible en librairie et via les...

à écrit le 15/11/2022 à 11:28
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Dans un monde incertain, fixer une valeur ne rassure pas, seul le "marchandage" donne un point d'équilibre ! N.B. Le C.I.V.B. est un Conseil et non pas un comité ! ;-)

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