Alexander Osterwalder : "Chaque modèle économique a sa date de péremption"

"Gourou" des modèles économiques et de l'innovation, Alexander Osterwalder était de passage à Bordeaux la semaine dernière. L'inventeur suisse du Business model canvas, cofondateur de la société Strategyzer et auteur principal du best-seller "Business Model Generation", traduit en 30 langues, a accordé à La Tribune un entretien exclusif au cours duquel il expose, avec ferveur, ses théories.
Alexander Osterwalder, de passage à Bordeaux

Il ne craint pas de juxtaposer les mots "ludique" et "business model" dans la même phrase. C'est même l'un des préceptes qui guident ses travaux : rendre très lisibles les différentes composantes qui, associées, forment un modèle économique. Le Business model Canvas, matrice très graphique qu'il a inventée, est utilisé partout dans le monde. Alexander Osterwalder cultive une vision très décomplexée de l'économie. Invité la semaine dernière à venir à Bordeaux par Aidan O'Brien, initiateur du projet Silicon Vignoble et titulaire de la seule licence Singularity University en France, le théoricien suisse était de passage à Bordeaux. Quelques chanceux ont pu assister à sa conférence à l'école de développeurs web Le Wagon. Quelques heures avant, il s'est posé une heure pour discuter de ses idées.

Que retenez-vous de ces années passées à travailler autour des modèles économiques ?

"Je dirai : à quel point les outils les plus simples peuvent vraiment faire la différence. Les premières fois, quand j'allais rencontrer les dirigeants de grands groupes, j'avais très peur car je craignais que ce dont je voulais leur parler, notamment le Business model canvas, soit trop simple. Or ce qui fascine, c'est précisément sa simplicité ! Je me concentre depuis sur la manière d'aider les dirigeants à construire des modèles économiques de la façon la plus simple, visuelle, graphique et ludique possible. Et il faut beaucoup travailler pour cela ! C'est ce qui a été reproché au Business model canvas mais c'est aussi ce qui a fait son succès, en plus de proposer un langage partagé que chaque composante de l'entreprise peut comprendre."

A vous entendre, jeter aux orties sa première idée est presque toujours nécessaire ?

"Les gens tombent vite amoureux de leur première idée, c'est vrai, et ont ensuite du mal à en changer car cela génère beaucoup d'incertitudes. Changer, c'est aussi savoir reconnaître qu'au début, j'avais tort. Je ne suis pas dogmatique, donc je ne dis pas que la première idée est forcément à jeter. Mais je constate que souvent, c'est une étape nécessaire."

Si l'on s'appuie sur vos théories, tout ou presque rentre dans des cases. Quelle est la place du feeling de l'entrepreneur, de l'intuition ?

"Elle reste très importante. Le Business model canvas et les autres outils de ce type n'ont qu'une vocation : fournir des outils pour limiter le gaspillage. Ce que l'on veut éliminer, c'est typiquement l'entreprise qui investit des millions dans un projet innovant puis se rend compte qu'il est voué à l'échec. Et c'est autant valable pour un grand groupe que pour une PME ou une startup. Tout repose sur la transformation de l'idée d'un bon produit ou service, à un bon modèle économique. J'entends beaucoup dire : « Innover, c'est cher et c'est risqué ». Non, c'est cher si c'est faux ! Il existe des possibilités de minimiser les deux si l'on teste encore et encore, et que l'on accumule les preuves. Donc l'intuition compte tout au long du chemin mais elle doit être combinée avec des tests systématiques. En Suisse, un chirurgien met 13 ans à être formé. Quelque part, on devrait faire la même chose avec les dirigeants. Entrepreneur, c'est une véritable profession, qui demande une méthodologie. Un dirigeant comme le patron de Tesla et de Space X, Elon Musk, a quelque chose de spécial, il a des dizaines d'idées par jour, mais il s'appuie aussi sur des outils."

L'innovation est donc comme l'amour, elle demande des preuves ?

"C'est l'enjeu, oui. Au départ d'un projet innovant, la part de risque est forcément importante. Pour la faire baisser, je conseille de mener toute une série de tests, en mode très itératif et en se méfiant des faux positifs. Si 10 personnes sur 15 sont intéressées par votre produit, ce n'est pas une preuve solide. Si 10 personnes sur 15 le pré-commandent, c'en devient une. Plus ces éléments de preuve sont nombreux et plus la phase d'accélération, de scale-up, devient dérisquée... même si elle continue souvent à coûter cher, c'est vrai."

Alexander Osterwalder

Alexander Osterwalder (photo Agence Appa)

Les grandes entreprises sont assez peu réputées pour être très innovantes. Comment l'expliquez-vous ?

"Changer, pivoter suppose donc de savoir reconnaître que l'on s'est trompé. En tant que salarié d'une entreprise, à titre personnel, il est déjà dur d'admettre : « Je ne sais pas ». Mais en plus, les entreprises ne vous permettent pas de le faire. Et plus on progresse dans la hiérarchie, plus la situation devient complexe. Le middle management, et le top management aussi, ont tendance à se dire : « Je reste sur ce que je sais faire, sinon je risque ma carrière. » Contrairement à ce que j'entends en France, l'échec n'est pas plus toléré aux Etats-Unis qu'ici, les PDG jouent leur job de la même manière et pour les fonds, c'est plus facile et immédiat de gagner de l'argent en jouant les cost-killers qu'en innovant.

Pour ces grands groupes, et pour les autres entreprises aussi, un des enjeux est à mon sens de parvenir à réunir sous le même toit l'exploration et l'exécution. Si je pars du principe que l'idée est plus importante que tout et que l'exécution est responsable du succès et de l'échec, j'ai tort. L'inverse est tout aussi vrai. La clé réside dans l'équilibre et dans le fait de faire se parler, dans l'entreprise, des composantes qui ne le font pas habituellement. On retrouve trop souvent une situation « le vieux contre le pirate », celui qui bloque contre celui qui innove. Les projets considérés comme risqués sont bloqués par le sommet de la pyramide, le middle management a son job quotidien à faire et n'a pas le temps de se pencher sur d'autres sujets, sans parler des compétences. Est-ce qu'on demande à un comptable de faire du marketing innovant le vendredi après-midi ?

Les profils tels que le CEO d'Amazon, qui dit ouvertement que la société a grandi et que les échecs doivent grandir aussi, sont rares. Il ne serait pas inutile dans les organisations d'avoir deux CEO au même niveau : un chief entrepreneur officer et un chief executive officer."

Les grands groupes trop peu agiles vont-ils mourir comme le prophétisent certains ?

"Toutes non, mais il est effectivement probable qu'il y ait une épidémie. S'en sortiront celles qui auront su changer leur culture d'entreprise, ce qui est tout sauf simple."

Vous dites également que chaque modèle économique a une date de péremption ?

"Chaque entreprise doit rénover son business model, et j'irai même plus loin en disant qu'elle doit rénover aussi son activité elle-même. C'est un piège classique : les grandes entreprises savent bien gérer des portefeuilles de marques, moins de multiples business models. Le jour où le modèle économique est mort, c'est la fin. L'innovation technologique ne suffit pas : c'est aussi sur ce point qu'il faut être créatif et sortir des sentiers battus, en réinvention constante. D'où l'importance d'avoir un portefeuille de business models, chacun ayant son propre cycle de vie."

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Commentaire 1
à écrit le 20/10/2017 à 8:07
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De la BPM ? Il me semble avoir suivi un stage de rengineering des Processus Opérationnels, il y a 20 ans... Il est vrai qu'à l’époque les entreprises étaient moins soumises à la concurrence et au "climat disruptif" qui règne actuellement dans tous ...

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